Avec la Guerre en Ukraine, le Nearshoring géopolitique est-il prêt à se substituer définitivement à l’offshoring ?

Cropped Favicon Economi Matin.jpg
Par Pascal de Lima Publié le 31 août 2022 à 5h50
Revenue Management Optimisation Prix Secteurs
12,5%En Irlande, l'impôt sur les sociétés est de 12,5%.

L’Offshoring qui a vu le jour dans les années 70 aux Etats Unis s’est rapidement généralisé auprès d’entreprises mondiales qui souhaitent améliorer leurs profits pour rester compétitifs et aujourd’hui de nombreuses entreprises annoncent régulièrement rapatrier toute ou partie de leurs activités en Europe : les fondements de la division internationale des processus productifs.

Plus proche de nous, d’autres évidemment quittent la Russie et l’Ukraine voire même certains pays considérés comme proches politiquement. Le mouvement de nearshoring avait déjà bien démarré avant la crise de la covid et naturellement avant la Guerre mais il s’est accéléré avec les tensions géopolitiques(1) et la constitution probable de nouveaux blocs politiques va pousser certainement à la constitution de blocs économiques de plus grande proximité. Aujourd’hui, le nearshoring géopolitique semble se substituer à l’offshoring mondial de la division internationale des processus productifs. Contrairement à l’Offshoring mondialisé qui consiste en la délocalisation de services vers des pays très éloignés géographiquement à bas coût de production en général, le nearshoring consiste à délocaliser une activité économique, mais dans une autre région du même pays, dans un pays proche, ou dans une ville proche, la proximité d’une ville ou d’un pays est prédominante et cohérente surtout en période de reconstitution de blocs géopolitiques sur le prisme des tensions géopolitiques. Et qu’à cela ne tienne, le télétravail ne va pas remondialiser les équipes, le politique sera toujours plus fort.

1) Le Nearshoring s’intensifie

Au sein des établissements financiers, le secteur de l’ITO (Information Technology Outsouring) a été historiquement plébiscité (datacenters, centres de développements, de recettes). Mais aujourd’hui, c’est plutôt celui de BPO (Business Process Outsourcing) qui concentre l’essentiel des demandes. Les grandes SSII françaises par exemple ont longtemps misé sur des centres de proximité implantés en Europe de l’Est ou au Maghreb afin sortir d’une crise liée à la pénurie de talents dans le secteur de l’IT. Unilog (CGI) a pris pied au Maroc, Teamlog en Slovaquie. Mais aujourd’hui, si l’objectif, certes, reste la diminution des coûts, il s’agit de trouver un juste équilibre entre proximité géographique du fait du contexte géopolitique et spécialisation technologique. A ce titre, longtemps, les gains de compétitivité ont été estimés entre 30% et 40% d’après plusieurs sources.

AXA en 2016 a annoncé la fin de ses activités de production informatique à Bangalore, un retour initial vers le nearshoring ? Les grands bénéficiaires sont principalement les pays d’Europe du Sud (Espagne, Portugal et Italie qui ont traversé la crise) et les pays du Maghreb. A l’avenir, pour les pays d’Europe de l’est, l’Europe devrait faire preuve d’une plus grande fermeté économique et cohérence car le risque politico-économique est grand. Pour les pays d’Europe de l’Est, du fait des tensions géopolitiques, nous pouvons anticiper une baisse d’attractivité, ce qui n’était pas le cas au début du process de nearshoring où un pays comme la Pologne était particulièrement attractif. Les pays du sud présentent un bon compromis pour des entreprises nécessitant de travailler à bas coûts (les salaires sont en moyenne trois fois moins élevés) et très orientées « service ». Aux Etats Unis, le nearshoring se dirige souvent vers différents états (différences du coût de vie et donc des salaires) et le Mexique. En Europe, c’est le Luxembourg qui a le plus développé une réelle stratégie de communication en vue d’attirer les entreprises souhaitant délocaliser. L’excellente stabilité politique, financière et législative permet facilement aux entreprises de se projeter durablement. D’autres pays reviennent en force et notamment l’Irlande qui, après un épisode tourmenté ces dernières années, concentre effectivement une grande partie des services des fonds d’investissement. Délocaliser son activité en Irlande, c’est également se rapprocher des acteurs influents et des partenaires certifiés et ainsi profiter d’une expertise très localisée. Côté Maghreb, c’est le Maroc qui est historiquement le partenaire privilégié de la France, et ce, malgré un ralentissement des activités de nearshoring ces dernières années (source Office des Changes). Secteur stratégique au Maroc, le Plan « Offshoring 2016-2020 » a été adopté et offre de belles perspectives pour les acteurs français et marocains.

2) De plus il présente de nombreux avantages par rapport à l’offshoring classique

C’est ainsi qu’après plusieurs décennies d’exploitation, l’Offshoring mondial de la division internationale des processus productifs a révélé des coûts « cachés » qui sont devenus visibles avec la covid et les tensions géopolitiques. Décalage horaires, alourdissement de la chaîne logistique, frais de transports gonflés par la hausse du pétrole, différences culturelles qui compliquent parfois les relations. Ces aspects sont autant de points négatifs désincitatifs pour les entrepreneurs désireux de délocaliser par exemple en Asie, trop loin, ou en Russie et en Ukraine aujourd’hui. Il est clair que l’offshoring a par exemple contribué à alimenter une spirale inflationniste par ralentissement des chaines de production et le contexte géopolitique a posé énormément d’incertitude.

Théoriquement le nearshoring permet de réaliser un compromis entre le coût et la qualité. Les entreprises ayant recours à cette pratique veulent délocaliser pour réduire les coûts de production mais choisissent une ville plus proche pour maintenir la qualité de services et pour avoir plus de contrôle et donc forcément éviter les futurs conflits géopolitiques qui pourraient se transformer en guerre réelle. Il faut préciser ici que l’argument économique passe de plus en plus au second plan puisqu’un contexte géopolitique particulier avec un risque de guerre encore plus proche est rédhibitoire de ce point de vue-là. Un autre aspect non négligeable est le coût des transports. En effet, en faisant appel au Nearshoring, les dirigeants peuvent faire des économies pouvant aller jusqu'à 50% sur les coûts de transport par rapport à l’Offshoring mondialisé. Enfin, la réduction évidemment des délais de livraison. Nous avons connu ces pénuries et problèmes de livraison en provenance de Chine avec la Covid, nous connaissons aujourd’hui le même problème avec les énergies de Russie et le blé d’Ukraine. Du coup les aspects culturels peuvent entrer en jeu également. A ce titre, la culture des pays hôtes est proche de celle des pays européens reconstitués en blocs géopolitiques cohérents. L’équilibre se trouve donc entre risque géopolitique et matrice gain coût du nearshoring en relation à l’offshoring mondialisé. Elles disposent en outre de ressources humaines compétentes et qualifiées, c’est le cas en particulier de la Pologne (mais proche de l’Ukraine…), de l’Espagne ou du Portugal. Usant des outils de communication les plus avancés, ils peuvent communiquer en temps réel avec leurs clients. Le nearshoring permet ainsi non seulement de faire face à un pic d’activités mais aussi de maîtriser les coûts fixes en cas de faible activité et donc de tout miser sur la value proposition du client en réduisant les délais de production(2), d’autant que les économies financières réalisées sont substantielles, et capables de gommer un service client parfois dégradé dans un espace plus lointain.

Si l’est vrai que les coûts de main d’œuvre demeurent compétitifs dans l’offshoring type bangalore, « le must » est qu’en réalité les équipes restent à proximité des centres de décision. Proximité géographique, optimisation technologique, service rendu et orientation produit avant tout, le nearshoring offre une excellente opportunité pour concilier à la fois les avantages de l’offshoring standard sans endosser les inconvénients. Aujourd’hui de nombreux cabinets de conseil se sont déjà lancés sur des projets d’offshoring . Le simple fait de choisir une ville nationale (Le Man, Le Havre…) offre déjà de nombreux avantages en termes de coûts de production. Euriware implanté à Saint-Quentin-En-Yvelines, aurait abaissé ses coûts de production de 8 à 10% en choisissant Chambery. Euriware de Cap Gemini ensuite continué son développement à Cherbourg.

La mission de nearshoring peut ensuite s’étendre de plusieurs manières par exemple combiner différents centres de production en France puis, s’implanter aussi en Europe de l’Est ou au Maghreb. Mais la zone est de l’Europe risque de perdre en attractivité. Ici une grande incertitude demeure. Avec le nearshoring, les aller-retour peuvent en effet s’effectuer en journée sans décalage horaire ou très peu et les barrières culturelles et linguistiques n’existent pas ou presque. Si les conditions techniques et économiques sont différentes, la qualité des prestations restent très proches de celles que l’on trouve à Paris et l’on peut ainsi tout miser sur la création de valeur client.

Comparaison Nearshoring et Offshoring

Nearshoring (Délocalisation proche)

Offshoring (Délocalisation lointaine)

Maintien de la qualité

Baisse relative de la qualité

Maintien de l’image (renommée) auprès des clients, presse.

Baisse de l’image auprès des clients, presse (manque de « patriotisme »)

Coût de production plus élevé

Coût de production plus bas

Culture plus proche

Culture différente

Communication plus facile (langues, culture, …)

Communication plus compliquée

Décalage horaire faible voire nul

Décalage horaire important

Main d’oeuvre plus qualifiée

Main d’oeuvre moins qualifiée

Pour résumer les avantages du nearshoring en regard de l’offshoring on trouvera : La proximité du client, la langue, le coûts et les délais sont par conséquents essentielles, mais aussi le volet legal /compliance/ régulateur. Ces derniers éléments sont tout aussi importants lorsqu’on externalise par exemple au sein de la zone Euro (Portugal, Espagne, Pologne…) vs Asie ou Inde pose des problèmes réglementaires différents. Sur l’argument RH et coûts, nous avons conscience du fait que l’on peut aujourd’hui trouver des ingénieurs de haute voltige plus chers en Inde qu’en France. En plus de la géopolitique, nous avons un autre argument à développer. Ceci est également à mettre dans la balance.

Le déploiement des méthodes agile et de l’innovation, l’enrichissement de la valeur client, automatisation de processus, automatisation du Back Office, nécessitent aujourd’hui une grande proximité client. Principalement pour des raisons d’innovation certaines entreprises externalisent les plateaux IT innovants et enrichissants pour créer la valeur client. Finalement le monde de demain ne sera-t-il pas recentré sur ses propres intérêts géopolitiques comme les nouveaux métiers.

C’est une opportunité aussi pour constituer une Puissance européenne qui maîtrisera la division internationale des processus productifs

Avant, inspiré du contexte des accords internationaux de l’ALENA, le principe consistait alors à s’appuyer sur la proximité du Mexique avec les Etats-Unis pour y externaliser des unités bénéficiant ainsi de coûts de production très faibles, tout du moins plus faibles qu’aux Etats-Unis et aussi d’un contexte cohérent politiquement. Puis l’Europe a emboîté le pas déjà bien avant les tensions géopolitiques pour remplacer l’externalisation classique en Inde ou en Chine, par le nearshoring vers l’Espagne, le Portugal, le Luxembourg et les pays de l’est. Aujourd’hui l’attrait de la Pologne et des pays de l’est peut être questionnée…la crise en Ukraine et le départ de nombreuses entreprises de Russie n’ont fait qu’accélérer le processus et faire émerger un doute réel sur les voisins directs. Le risque sera d’autant plus grand que la puissance économique de l’UE sera faible.

Une nouvelle stratégie pour l’Europe ? Certainement, mais des progrès restent à faire pour adapter ce modèle économique aux différentes législations sociales européennes, pour en faire non pas une stratégie de contournement de la législation sociales comme la question des travailleurs détachés, mais une stratégie de croissance pour renforcer l’EuropeTech. De là même, on améliore le taux d’emploi, et on insère l’Europe dans le virage de la transformation économique et numérique via le nearshoring géopolitique. Il est important de conserver ‘onsite’ la maîtrise du processus externalisé, à des fins de contrôle (de qualité par exemple), de résilience et afin d’être en mesure d’assurer un ‘réinsourcing’ éventuel en cas de problème persistant ou de changement de stratégie dans l’operating model…

1 A ce titre, il faut faire une distinction entre l’externalisation de services qui s’accompagne bien souvent de la mise en place d’un ‘centre de service’ qui va centraliser l’exécution de telle ou telle fonction et l’externalisation du service, quel que soit la distance avec le site, au sein d’une captive de l’entité vs un prestataire de services externes car la gouvernance est relativement différentes entre ces 2 modèles.

2 Mais attention : sur le terrain RH, il y a une contradiction à cela et même une ambiguïté : la qualité de la prestation n’est pas toujours directement liée aux alternatives et choix du modèle, mais aux compétences des ressources que l’on peut trouver sur chaque marché du travail, en y mettant le prix on peut obtenir de la qualité - le couts des ressources compétentes en Inde par exemple a fortement augmenté ces dernières années, finalement offshorer c’est aussi abaisser les coûts de production de l’équilibre à trouver.

Cropped Favicon Economi Matin.jpg

Chef économiste, Economiste de l'innovation, knowledge manager des cabinets de conseil en management (20 ans). Essayiste et conférencier français spécialiste de prospective économique, mon travail, fondé sur une veille et une réflexion prospective, porte notamment sur l'exploration des innovations, sur leurs impacts en termes sociétaux, environnementaux et socio-économiques. Responsable de l'offre "FUTURA : Impacts des innovations sur les métiers de demain". Vision, Leadership, Remote of Work, Digital as Platforms...secteurs Banque Finance Assurance, PME TPE, Industrie et Sport du Futur. Après 14 années dans les milieux du conseil en management et systèmes d’information (Consultant et Knowledge manager auprès de Ernst & Young, Cap Gemini, Chef Economiste-KM auprès d'Altran - dont un an auprès d'Arthur D. Little...), je fonde Economic Cell en 2013, laboratoire d’observation des innovations et des marchés. En 2017, je deviens en parallèle Chef Economiste d'Harwell Management. En 2022, je deviens Chef économiste de CGI et Directeur de CGI Business Consulting. Intervenant en économie de l'innovation à Aivancity, Sciences po Paris, ESSEC, HEC, UP13, Telecom-Paris... et Conférenciers dans le secteur privé, DRH, Directions Métiers... J'ai publié plus de 300 tribunes économiques dans toute la presse nationale, 8 livres, 6 articles scientifiques dans des revues classées CNRS et j'interviens régulièrement dans les médias français et internationaux. Publication récente aux éditions FORBES de « Capitalisme et Technologie : les liaisons dangereuses – Vers les métiers de demain ». Livre en cours : "La fin du travail" Site personnel : www.pascal-de-lima.com

Suivez-nous sur Google News Economie Matin - Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités.