Non, Tesla ne renonce (définitivement) pas à ses brevets !

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Par Julien Pillot Publié le 30 août 2014 à 3h57

En matière de protection de la propriété intellectuelle, il me semble plus que temps de replacer l'église au centre du village et de combattre l'idée – malheureusement de plus en plus répandue – selon laquelle les brevets constitueraient, en fait, une entrave à l'innovation. Cette idée saugrenue trouve aujourd'hui un écho particulier dans quelques récents cas d'utilisation abusive desdits brevets (patent trolls, guerre des brevets, etc.) que la presse spécialisée s'est bien évidemment empressée de relayer du fait de leur caractère, il est vrai, souvent spectaculaire.

La durée des procédures, l'ampleur des dédommagements réclamés par les parties, et les coûts associés font le bonheur (et la fortune) des avocats et cabinets spécialisés, mais seraient néfastes à l'innovation dans la mesure où elles accaparent de nombreuses ressources et plongent les innovateurs dans un climat d'insécurité juridique sclérosant. Ce serait toutefois oublier un peu vite les vertus inhérentes au Droit de Propriété Intellectuelle (DPI) dont l'objet est de conférer aux innovateurs le droit exclusif de faire, utiliser ou vendre le fruit de leurs recherches pendant un laps de temps défini par le droit. Ainsi que chaque économiste devrait le savoir, un tel système de protection vise à récompenser l'innovateur-investisseur non seulement pour sa prise de risque initiale (le brevet résulte le plus souvent d'un processus de création long, coûteux et incertain), mais surtout pour sa contribution au progrès technique et/ou scientifique : en choisissant de divulguer son innovation plutôt qu'en la conservant sous le sceau du secret industriel, l'innovateur ouvre de nouvelles perspectives de recherche et d'évolution pour une myriade d'autres chercheurs et bureaux de R&D.

En d'autres termes, le monopole légal provisoirement conféré par le DPI aux titulaires de brevets n'est rien de moins que l'incitation adéquate pour promouvoir l'innovation et la croissance au niveau global. Aussi destructeurs et (sur)médiatisés que puissent être les contentieux portant sur les brevets (voir, par exemple, nos développements relatifs à l'affaire Samsung vs. Apple), cette poignée de litiges ne pèse au final que peu de chose au regard de l'efficacité dynamique portée par le système de protection de la propriété intellectuelle.

D'aucuns pourraient alors s'interroger sur les motivations qui me poussent aujourd'hui à rétablir ces vérités quant aux vertus du système de brevets. La raison en est toute simple : mes lectures estivales ont été une nouvelle fois polluées par un nombre colossal d'articles de presse commentant les propos publiés en juin dernier par Elon Musk (Président fondateur de Tesla Motors) sur le blog de son entreprise dans un communiqué au titre évocateur : "All our Patent Are Belong To You" (« Tous nos brevets vous appartiennent »). Pour l'immense majorité des experts et journalistes en charge des pages économiques des médias comptant parmi les plus influents, les propos d'Elon Musk traduisaient la volonté de Tesla Motors de rendre ses brevets librement (et gratuitement) disponibles à quiconque souhaiterait les utiliser, fût-ce une entreprise rivale. Las, en suggérant que Tesla Motors laisserait ses brevets en open source (ou tomber dans le domaine public) avant leur expiration, tous ces observateurs avisés de la vie économique ne pouvaient être davantage dans l'erreur.

Pouvons-nous sérieusement imaginer, ne fût-ce qu'une seconde, qu'une entreprise capitaliste voudrait renoncer à ses droits chèrement acquis ? Pourquoi diable une entreprise cotée dépenserait des millions de dollars en R&D et en dépôt de brevets sans espoir de retour sur investissement ? Non, Tesla Motors n'entend certainement pas renoncer à ses brevets, n'en déplaise aux dires de ce collège d'experts autoproclamés qui abreuve les pages des quotidiens économiques de leurs analyses tranchées.

A y regarder de plus près, le communiqué d'Elon Musk n'est rien de moins qu'un mouvement stratégique visant à clarifier la nouvelle politique commerciale de Tesla Motors en matière de gestion de son pool de brevets. Journalistes et experts l'auraient compris s'ils n'avaient sciemment ou inconsciemment mis sous le boisseau la phrase la plus importante du communiqué de presse : "Tesla will not initiate patent lawsuits against anyone who, in good faith, wants to use our technology" (« Tesla n'engagera aucune procédure en violation des brevets à l'encontre de personnes qui, en toute bonne foi, utiliseraient notre technologie »). En guise de « bonne foi », Tesla sous-entend deux choses fondamentales : ses brevets ne devront pas être utilisés pour fabriquer des contrefaçons de ses propres produits, et feront l'objet d'une contrepartie non financière. En d'autres termes, Tesla Motors invite ouvertement les parties tierces à signer des accords de licences croisées (cross-licensing) à travers lesquels les partenaires s'autorisent conjointement à mobiliser les technologies de l'autre dans son propre domaine d'activité.

Derrière le voile que constituent les contentieux liés aux brevets (largement relayés dans la presse), les accords de licences croisées sont monnaie courante dans les industries innovantes. Du point de vue de l'économiste, si on oublie que de tels accords peuvent quelquefois faire le lit de stratégies collusives anticoncurrentielles, le cross-licensing est une pratique commerciale devant plutôt être encouragée. En effet, une fois que l'innovateur a pu extraire le plus gros de la rente de monopole de ses technologies brevetées de longue date (que nous appellerons « brevets anciens » pour plus de commodité), les accords de licences-croisées deviennent l'un des moyens les plus efficace pour accélérer la diffusion des innovations et de réduire les coûts de R&D.

Cela permet aux entreprises de pouvoir bénéficier librement de technologies brevetées avant qu'elles ne tombent dans le domaine public (alors qu'elles sont, bien souvent, obsolètes), d'éviter un gaspillage conséquent de ressources pour produire des substituts à la technologie brevetée, et de réduire les coûts de transaction, le tout en préservant l'intérêt de premier rang des titulaires des brevets (qui demeurent libres de choisir leurs partenaires commerciaux). D'une manière générale, les accords de licences croisées sont ainsi de nature à stimuler l'innovation plutôt qu'à l'entraver. En outre, Tesla Motors n'est plus une start-up cherchant à défendre coûte que coûte l'utilisation exclusive de ses « brevets anciens », mais un leader technologique ayant pour objectif d'améliorer encore ses produits, notamment au moyen de partenariats technologiques. Elon Musk a parfaitement compris que pour maintenir son leadership, Tesla Motors doit acquérir des technologies complémentaires aux siennes (éventuellement gratuitement) et doit se garder de gaspiller ses propres ressources dans d'éventuels contentieux en violation de brevets, longs, coûteux, pour des résultats toujours incertains.

Il est par conséquent dommage que les experts et journalistes soient tombés comme d'un seul homme dans le piège du sensationnalisme en faisant leurs gros titres sur l'appel de Tesla à réformer le DPI ou sur le soutien inconditionnel de Tesla à l'open source. Le communiqué d'Elon Musk constituait pourtant la base d'un récit autrement plus intéressant à raconter : celui d'une entreprise qui, forte de ses succès bâtis sur une certaine conception de son business, décide désormais d'adapter sa stratégie pour poursuivre son développement et relever des challenges désormais bien différents de ce qu'ils étaient quand la société devait encore courir après les financements extérieurs. A l'instar de toute entreprise innovante à la recherche d'une compétitivité de long terme, Tesla doit à chaque étape de son développement arbitrer en faveur d'un business-model correspondant à sa taille, ses intentions et ses ambitions.

Non, Tesla Motors ne tourne définitivement pas le dos au système de brevets, ce serait même plutôt l'inverse : Tesla entend désormais exercer ses DPI dans toute la mesure permise par la loi. Parce que Tesla a bien compris que les brevets sont plus que jamais le meilleur des carburants (renouvelables) pour soutenir l'innovation et la croissance !

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Docteur en Sciences Economiques de l'Université de Nice - Sophia Antipolis, Julien Pillot est l'auteur d'une thèse et de nombreux articles portant sur les politiques de concurrence, l'évaluation économique des pratiques de marché, les dynamiques d'innovation et le management stratégique de la propriété intellectuelle. Enseignant à l'Université de Versailles Saint Quentin où il dispense notamment des cours de niveau Master en économie de l'innovation, il est également chercheur associé au CNRS (GREDEG) où il travaille sur les dynamiques économiques de règlements des contentieux concurrentiels. Après un passage comme économiste au sein de l'institut VEDECOM dédié à l'éco-mobilité, il intègre en 2014 le cabinet d'analyse stratégique PRECEPTA (Groupe Xerfi) en qualité de Directeur d'études stratégiques en charge du pôle média et communication.  

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