La tulipomanie ou la première crise spéculative dans la finance

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Par Fabien Pirollo Publié le 17 août 2021 à 5h00
Tulipe
@shutter - © Economie Matin
15Au plus fort de la crise de la tulipe, la fleur coûte 15 fois le salaire annuel d'un artisan, en 1637.

BESTOF ETE 2021 : article intialement publié le 9 mars 2015

La tulipomanie, c'est-à-dire la crise de la tulipe, est considérée comme la première crise spéculative de l'histoire. En effet, en 1637, dans le nord des Provinces-Unies (qui correspond aujourd'hui aux Pays-Bas), au plus fort de la bulle, le prix d'un bulbe de tulipe équivaut à 15 fois le salaire annuel d'un artisan. Mais brutalement, les cours s'effondrent. Comment une telle bulle a pu se former ? Pourquoi la tulipe ? Quelles conséquences pour l'économie ?

Rappelons le contexte général dans lequel sont les Provinces-Unies au XVIIè siècle. Contrairement aux autres pays européens qui se trouvent dans une situation de stagnation, les Provinces-Unies connaissent une certaine liberté de culte, d'opinion et surtout une croissance économique forte. Cette époque est d'ailleurs qualifiée d'âge d'or néerlandais. Etudions rapidement la situation économique du pays.

Histoire de la Compagnie des Indes orientales

En 1602 est créée la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Dotée d'un capital initial de 6,5 millions de florins (monnaie de l'époque) réparti en actions de 3 000 florins, cette compagnie commerciale fut la première Société Anonyme de l'histoire. Cotée en Bourse, elle distribuait chaque année des dividendes à ses actionnaires, en fonction de ses bénéfices issus du commerce avec les Indes (thé, épices, tissus, soie...). En 1621 fut créé la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, filiale de la précédente, qui commerçait avec les destinations de l'ouest, c'est-à-dire principalement l'Afrique de l'ouest et l'Amérique. En Afrique, la Compagnie fit principalement le commerce de l'or, de l'ivoire et des esclaves. En Amérique, elle commerça de la fourrure et du sucre via le nouveau territoire des Provinces-Unies, la Nouvelle-Néerlande, qui correspond de nos jours à la ville de New-York (appelée à l'époque Nouvelle-Amsterdam) et ses alentours. Les Provinces-Unies étaient donc à la tête d'un grand empire commercial qu'elles avaient acquis grâce à la puissance maritime. Comme les affaires de la Compagnie étaient florissantes, de nombreux marchands néerlandais s'enrichirent. De plus, la liberté qui y régnait attirait des créateurs d'entreprise et des ouvriers en provenance de toute l'Europe.

Le business de la tulipe

Revenons-en à la tulipe. Cultivées au début dans l'Empire Ottoman (la Turquie), les tulipes sont considérées comme un objet de luxe, et ornent par exemple les magnifiques jardins de Constantinople. Comme le commerce international se développait de plus en plus à cette époque, Charles de l'Ecluse, flamand passionné de botanique et considéré comme le père de l'horticulture, importa des bulbes de tulipes de l'Empire Ottoman à la fin du XVIè siècle. Les Néerlandais étaient particulièrement friands des tulipes à motifs tigrés, les Semper Augustus (aujourd'hui appelées les tulipes Rembrandt, en hommage au célèbre peintre de l'Ecole hollandaise du XVIIè siècle). Il se trouve que ce spécimen de tulipe est en fait contaminé par un virus qui donne l'aspect tigré à ses pétales. Comme l'horticulture venait d'être créée, les connaissances dans ce domaine étaient limitées et les cultivateurs étaient obligés de se servir uniquement de bulbes contaminés par le virus, au lieu de graines, afin d'obtenir leurs Semper Augustus, ce qui demandait beaucoup de travail. De plus, le rythme de reproduction des bulbes contaminés est plus lent que celui des bulbes sains, d'où une certaine rareté. Ainsi, les tulipes tigrées étaient un produit non seulement difficile à produire, mais également très demandé par la nouvelle bourgeoisie néerlandaise. En économie, on dit que la tulipe a subi un effet Veblen, c'est-à-dire qu'elle est devenue un produit de luxe permettant une distinction sociale dont la hausse du prix entraîne une hausse de la consommation. Tous les ingrédients sont ici réunis pour une bulle spéculative !

Avant d'expliquer la formation de cette bulle, faisons un peu de botanique. En général, on plante un bulbe de tulipe à l'automne, avant les premières gelées (le mieux étant courant octobre). La floraison a lieu entre mars et mai. On peut donc les cueillir afin de les vendre au comptant entre juin et septembre, juste avant d'en replanter de nouvelles pour la saison prochaine. En dehors de cette période de l'année, les ventes se font à terme, c'est-à-dire à une échéance ultérieure.

Les Néerlandais à l'origine des produits dérivés et des options

Concrètement, sur ce marché à terme, une personne peut acheter une tulipe au mois de décembre (la tulipe n'existe donc physiquement pas encore) et promettre de la vendre à un acheteur intéressé au mois de juin (la tulipe existera bien, si toutefois la production de tulipe suffit à la demande). On parle alors de contrat à terme. On le voit, les Néerlandais sont à l'origine de nombreux instruments financiers modernes : dans notre cas, des produits dérivés et des options. Avec l'euphorie générale, vint la spéculation. On comprend bien le mécanisme sous-jacent. Tout est fondé sur les anticipations des agents économiques. Si en juillet 1635 un individu a acheté une tulipe à un prix donné p0, comme il anticipe une montée des prix car la demande augmente et que la tulipe est un bien rare, le prix p1 l'année suivante vérifiera p1 > p0. Il va donc acheter sa tulipe aujourd'hui et se la faire livrer l'année suivante. Mais comme le vendeur anticipe également une hausse du prix de la tulipe l'année prochaine, il la vendra au prix actuel majoré d'un certain montant, et ainsi de suite... Soulignons qu'au plus haut de la spéculation, il était possible d'acheter des parts de bulbe de tulipe (comme il est possible de nos jours d'acheter des parts de joueur de football...).

D'autres facteurs permettent d'expliquer la hausse vertigineuse du prix des tulipes. Par exemple, grâce à leur puissance maritime, les Provinces-Unies se sont enrichies du commerce international. Accumulant des excédents extérieurs, la quantité de monnaie en circulation dans le pays a augmenté et avec elle l'inflation (voir David Hume et le mécanisme d'ajustement des stocks d'or d'un pays dans une situation internationale d'étalon-or et de libre-échange).

Plus de tulipes achetées que vendues

Le problème est qu'au bout d'un moment, non seulement le prix des tulipes devient anormalement élevé, mais aussi le nombre de tulipes vendu à terme devient supérieur au nombre de tulipes réellement produit, à tel point que les Néerlandais ont qualifié la spéculation sur les contrats à terme de Windhandel, ce qui se traduit littéralement par "commerce du vent". Ainsi, en février 1637, la chute des cours est aussi subite que brutale. Charles Mackay, écrivain et journaliste britannique qui analysa la tulipomanie, affirme dans son ouvrage publié en 1841 Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds qu'en 1635 40 bulbes de tulipes s'achetaient 100 000 florins. Sachant qu'un florin est à peu près équivalent à 10 euros d'aujourd'hui, cela signifie qu'un bulbe de tulipe valait 25 000 euros.

Charles Mackay raconte l'histoire d'un marin anglais qui, ayant confondu un bulbe de tulipe avec un bulbe d'oignon, le mangea au cours d'un repas et fut envoyé en prison plusieurs mois pour cette félonie. En février 1637, les prix étaient si élevés que la demande chuta soudainement et entraina avec elle l'effondrement des prix. Mais avec les contrats à terme, des engagements étaient pris et devaient être honorés (tous ne le seront pas), ce qui provoqua la ruine de nombreux spéculateurs et la richesse de quelques autres. En effet, certains achetèrent des tulipes en février 1637 au prix du marché (qui était très bas) et les revendirent au prix conclu avant l'éclatement de la bulle (qui était élevé). Ceux-là s'enrichirent. Les autres, qui durent acheter des tulipes à un prix exorbitant, se retrouvèrent soit avec un stock de tulipes ne valant presque plus rien soit en situation d'insolvabilité et ils ne purent alors pas honorer leurs engagements.

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Fabien Pirollo est diplômé de l'ESCP Europe avec une spécialisation en économie. Ancien chargé de mission à la Communauté d'Agglomération des Hauts-de-Bièvre, il est également le créateur du blog http://www.economx.pe.hu/ et analyste financier sur le site http://fr.investing.com

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