Des chercheurs font revivre les senteurs associées à l’histoire de l’Europe, dont «l’odeur de l’enfer»

Des chercheurs financés par l’UE associent expertise pluridisciplinaire et outils d’intelligence artificielle pour documenter, reconstituer et préserver les odeurs qui ont marqué l’histoire de l’Europe.

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By Horizon Published on 6 septembre 2025 8h00
Odeurs Passe Musee Experience Olfactive
Des chercheurs font revivre les senteurs associées à l’histoire de l’Europe, dont «l’odeur de l’enfer» - © Economie Matin
2,4 MILLIONSODEUROPA contient 2,4 millions de références

À votre avis, quelle est l’odeur de l’enfer? Le docteur William Tullett, un chercheur britannique, a recréé fidèlement sa puanteur, ou du moins son odeur telle que l’imaginaient nos ancêtres.

Grâce à une initiative de recherche financée par l’UE, intitulée ODEUROPA et menée entre 2021 et 2023, M. Tullett n’a pas eu besoin de fouiller pendant des années dans les archives de toute l’Europe. Les informations dont il a eu besoin figuraient dans ODEUROPA Smell Explorer, une base de données unique, facilement interrogeable, qui contient plus de 2,4 millions de références ou de mentions de différentes odeurs qui ont marqué l’histoire.

«L’enfer et son symbolisme jouent un rôle important dans la culture européenne et chrétienne», a déclaré le docteur Tullett, spécialiste de l’histoire des odeurs et maître de conférences à l’Université de York, au Royaume-Uni.

Pour reconstituer cette senteur particulière, il est allé chercher les passages dans lesquels elle était mentionnée, dans des sermons datant du 16e et du 17e siècle. Ses descriptions allaient de la référence prévisible au soufre à des descriptions plus imagées telles que «un million de chiens morts».

Ce parfum infernal n’est qu’une des douze odeurs de l’histoire présentées au pavillon européen de l’Exposition universelle de 2025 au Japon. On y trouve aussi l’encens, la myrrhe et l’odeur des canaux d’Amsterdam, qui ont chacun leurs propres connotations émotionnelles, culturelles et historiques.

Tous ces parfums ont été recréés par les chercheurs de l’équipe ODEUROPA.

La professeure Inger Leemans, historienne culturelle à la Vrije Universiteit Amsterdam aux Pays-Bas, qui a coordonné l’équipe de recherche, a déclaré que l’Exposition universelle démontrait à quel point les odeurs étaient subjectives et dépendantes du contexte historique.

Si certains Européens ont trouvé l’odeur de l’enfer étrangement attirante en raison de ses notes fumées rappelant l’odeur de la viande grillée, les Japonais qui se sont rendus à Osaka l’ont trouvée «tout à fait répugnante».

Préserver les senteurs grâce à l’IA

Le patrimoine olfactif, les odeurs qui ont une valeur culturelle ou collective, reste peu étudié et difficile à documenter. Si les recherches sur les odeurs, en tant que phénomène culturel, se multiplient depuis un certain temps, elles étaient auparavant réparties entre plusieurs disciplines.

«Ce projet a pu associer l’expertise en matière d’odeurs acquise dans différents domaines tels que l’histoire, l’histoire de l’art, la chimie et les sciences du patrimoine», a expliqué Mme Leemans à propos du travail effectué par les chercheurs basés aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, en Italie, en Slovénie et au Royaume-Uni.

Et leurs travaux sont allés bien plus loin de la simple reconstitution de l’odeur de soufre de l’enfer. L’équipe du projet ODEUROPA a mis au point une Boîte à outil de patrimoine olfactif, qui contient une liste de pratiques olfactives, d’odeurs et de «lieux odorants».

Le but est d’aider les chercheurs et les décideurs du domaine du patrimoine à prendre en compte et à protéger des parfums et environnements olfactifs importants, c’est-à-dire des senteurs ou odeurs qui caractérisent un lieu, un environnement ou un moment particulier dans le temps.

Concrètement, selon M. Tullett, une odeur peut être un outil très efficace pour aider les individus à s’intéresser à l’histoire. Les musées et les sites du patrimoine peuvent utiliser les odeurs pour rendre les expositions plus immersives et plus mémorables.

«Les odeurs offrent aux visiteurs un moyen plus concret, authentique et réel de se plonger dans le passé», indique-t-il.

Des musées et des sites du patrimoine s’y intéressent déjà et les conservateurs utilisent de plus en plus l’odorat pour éveiller l’intérêt des visiteurs.

L’équipe du projet ODEUROPA propose, par exemple, une visite olfactive au Musée d’Ulm, dédié à l’art, à l’archéologie et à l’histoire urbaine et culturelle, à Ulm, en Allemagne.

«Elle a également conçu une visite autonome d’Amsterdam avec des cartes à gratter et à sentir, ainsi qu’une Boîte à outils pour la narration olfactive, c’est-à-dire un guide pratique pour travailler avec les odeurs dans les musées et les sites du patrimoine.»

Pour exhumer ce savoir historique et ces «témoignages olfactifs» obtenus à partir de 43 000 images et 167 000 textes historiques en 6 langues datant du XVIe jusqu’au début du XXe siècle, les chercheurs ont entraîné des modèles d’IA capables d’y rechercher des références aux odeurs et senteurs.

Ils ont ainsi produit des graphes de connaissances, à savoir des réseaux structurés d’informations interconnectées reliant et contextualisant ces données.

Cette utilisation sophistiquée de l’IA est le fruit d’une volonté plus large de l’UE de rendre le patrimoine culturel plus marquant et plus accessible, notamment par le biais d’Europeana, la plateforme européenne consacrée au patrimoine culturel numérique.

L’exemple du Japon

Avant même l’Exposition universelle, les chercheurs d’ODEUROPA avaient déjà échangé des idées avec leurs homologues japonais et s’inspiraient de ce qui se faisait au Japon en matière de préservation des odeurs.

«Le Japon constitue un exemple inspirant pour sa réflexion sur l’odeur en tant que patrimoine», ajoute Mme Leemans.

En 2001, le ministère de l’Environnement du Japon a dressé une liste des 100 paysages olfactifs les plus caractéristiques du pays, allant du brouillard marin qui enveloppe la région de Kushiro durant les étés frais, jusqu’aux pêches blanches des collines de Kibi et aux effluves de cuisine coréenne dans le quartier Tsuruhashi d’Osaka.

L’équipe ODEUROPA s’est inspirée de ce travail pour réfléchir plus largement à la manière dont les paysages olfactifs peuvent illustrer une identité, un lieu et un souvenir.

«Les paysages olfactifs sont des espaces importants qui doivent être protégés et qui ont une valeur particulière», déclare Mme Leemans.

L’odeur occupait autrefois une place beaucoup plus grande dans la culture japonaise, selon Maki Ueda, une artiste olfactive japonaise d’avant-garde dont le travail a aussi inspiré l’équipe européenne.

À l’époque Heian, il y a plus de mille ans, les senteurs étaient utilisées pour fabriquer des parfums, mais constituaient aussi une forme de signal social et d’information, explique-t-elle.

«Ce n’est plus le cas aujourd’hui, nous avons perdu cette délicatesse et cette sensibilité aux odeurs.»

Pour elle, l’art olfactif est une expérience riche de sens et éducative. «Les gens réalisent qu’ils avaient oublié à quel point l’odorat peut être puissant.»

Rééduquer un sens perdu

Mme Leemans convient que l’odorat a été injustement négligé, mais ajoute qu’il est peut-être en train de faire son retour.

«La plupart des gens possèdent un important savoir olfactif qu’ils n’ont pas l’habitude d’utiliser», explique-t-elle. «Ils ont peut-être du mal à trouver les mots, mais avec un peu d’aide, ils peuvent réellement mobiliser ces connaissances.»

Pour que le débat puisse se poursuivre, Mme Leemans a laissé un avatar numérique d’elle-même à Osaka. Cette version virtuelle d’elle-même continuera de présenter les recherches du projet ODEUROPA et de répondre aux questions des visiteurs pendant toute la durée de l’Exposition universelle.

L’équipe étudie aussi la possibilité de mettre en place de futures collaborations avec des partenaires japonais, qui mènent des travaux intéressants sur la collecte, la documentation et la présentation des odeurs.

«Il existe tant de façons différentes d’avancer ensemble et d’apprendre les uns des autres», conclut-elle.

Les recherches présentées dans le cadre de cet article ont été financées par le biais du programme Horizon de l’UE. Les opinions des personnes interrogées ne reflètent pas nécessairement celles de la Commission européenne.

Cet article a été publié initialement dans Horizon, le magazine de l’UE dédié à la recherche et à l’innovation.

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