Grand Paris : Salini Impregilo, l’étrange entreprise italienne qui risque de rafler la mise

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Par Michel Perrichon Modifié le 22 novembre 2016 à 15h41
Chantier Grand Paris Entreprise Italie
3,1 MILLIARDS $Salini Impregilo fait partie du consortium qui a construit le nouveau canal de Panama pour 3,1 milliards de dollars.

Le Grand Paris Express prend forme. La future ligne 15 du métro sera l'étendard de ce nouveau réseau de transport francilien, et la première à être construite. A la manoeuvre, la Société du Grand Paris (SGP), à qui revient la responsabilité de répartir les lots. Dans les starting-blocks, les entreprises candidates échafaudent leurs offres.

En vertu des réglementations européennes, les entreprises et consortiums français doivent concourir avec leurs homologues suisses, belges, ou encore italiens. Si cette ouverture des marchés aux entreprises étrangères favorise une libre concurrence saine, elle n'en pose pas moins question. Toutes les entreprises n'ont pas les exigences françaises en matière d'emploi local, par exemple. Le recours massif aux travailleurs détachés est à craindre, si la SGP portait son choix sur des entreprises étrangères. Mais là n'est peut-être pas le seul risque. Certaines entreprises en lice, à l'image de l'Italien Salini Impregilo, traînent derrière elles une réputation et un passif qui ne plaident pas en leur faveur.

Le chantier du canal de Panama, un naufrage en eau douce

Partie-prenante du consortium – le Groupement Unis pour le canal (GUPC) – qui a remporté, en 2009, le chantier du nouveau canal de Panama, Salini Impregilo a pris une part active, aux côtés de l'Espagnol Sacyr et du Belge Jan de Nul, à ce qui s'apparente à un échec industriel historique. Initialement, il s'agissait d'adapter l'ancien canal, long de 80 kilomètres, inauguré en 1914 et par lequel transitent pas moins de 5% des échanges mondiaux, aux gigantesques dimensions de la nouvelle génération de navires marchands et portes-conteneurs. Une question de survie économique pour le petit Etat sud-américain, qui a donné son nom au canal le traversant de l'Atlantique au Pacifique. Et un chantier pharaonique pour qui remporterait l'appel d'offres, chantier qui devait être livré en 2014 afin de célébrer le centenaire de l'ouverture du premier canal.

Dès le début du chantier, pourtant, les problèmes s'accumulent. Aux mésententes internes au consortium, dont les membres, issus de diverses nationalités et cultures d'entreprise, se renvoient les responsabilités, succèdent rapidement les difficultés à faire face aux complexités du chantier et à honorer les délais annoncés. Le budget, extrêmement resserré, n'autorise en effet aucune marge de manœuvre. De ces querelles initiales émergent de nombreux et gravissimes problèmes : il apparaît que le risque de séisme a été minoré, mais également que le consortium n'est pas à même de fournir du ciment de qualité adéquate, causant bientôt de nombreuses fuites dans la structure. Les conflits sociaux à répétition se traduisent par plusieurs arrêts du travail, retardant toujours la livraison des nouvelles installations, dont la conception même rend le passage des navires délicat. In fine, le nouveau canal de Panama a été livré avec deux ans de retard sur l'agenda prévu. Et avec une ardoise supplémentaire dont le montant – 3,4 milliards de dollars – dépassait même le budget originel. Comment expliquer un tel naufrage ?

Des arguments financiers en béton armé

Le péché originel revient au donneur d'ordre : l'Autorité du canal de Panama (ACP). Un véritable Etat dans l'Etat panaméen. Qui, à la surprise générale, attribue le contrat du nouveau canal au consortium GUPC. Les entreprises qui le composent, dont Salini Impregilo, font pourtant pâle figure au regard de celles auxquelles elles disputent le contrat – l'Espagnol Sacyr, par exemple, est considéré dans des câbles diplomatiques américains comme « techniquement en faillite ». Mais elles avancent un argument de poids : le prix. Adjugée à 3,1 milliards de dollars, l'offre du GUPC revient à un milliard de dollar de moins que celle de son concurrent le plus proche. A titre d'exemple, le budget alloué par le consortium pour le béton, un matériau stratégique dans ce type de construction, est plus de 70% moins cher que celui des compétiteurs du GUPC.

Autrement dit, l'ACP a fait le choix du prix, au détriment de la quasi-totalité des autres facteurs à prendre en compte pour un chantier de cette ampleur : sécurité, respect des délais, navigabilité des porte-conteneurs et de leurs remorqueurs, etc. Un choix strictement dicté par des impératifs financiers donc, certes légitimes. Mais qui laisse « très peu de marges de manœuvre budgétaire en cas d'erreurs dans les travaux ou d’inefficacités importantes », comme le relevaient les analystes de Hill International, l'assureur du consortium, dès 2010. Ces derniers concluaient leur rapport par cette mise en garde : il s'agit « d'une situation à haut risque ». La poursuite du chantier va leur donner raison.

« Quelque chose ne tourne sérieusement pas rond »

Selon le concurrent malheureux du GUPC, l'Américain Bechtel, qui s'accorde en cela avec les diplomates de son pays, avec une si faible mise de départ, le consortium gagnant ne sera pas même capable de « déverser le béton » requis pour la construction des nouvelles écluses. Un autre câble diplomatique américain révèle que le vice-président du Panama, Juan Carlos Varela, pense que « lorsque l'un des enchérisseurs fait une offre de moins d'un milliard de dollars que son concurrent le plus proche, c'est que quelque chose ne tourne sérieusement pas rond ». De fait, la question du ciment va rapidement empoisonner les relations entre le GUPC et l'ACP. Incapable de fournir la qualité de matériau requise, le consortium accuse l'ACP de ne pas approuver suffisamment rapidement le mélange de béton qu'il a préparé. A son tour, l'ACP accuse le GUPC de refuser de déverser le matériau. Quand l'opération a finalement lieu, l'autorité du canal ne peut que constater l'étendue des dégâts : le béton manque par endroit, et aucune protection n'a été prise pour le protéger des averses. Cela n'empêchera pas le consortium italo-belgo-espagnol de poursuivre l'ACP à hauteur de 463 millions de dollars, arguant des pertes financières dues au retard pris par l'opération. Le conflit sera tranché par un tribunal arbitral, qui accordera plus de 230 millions de dollars au GUPC.

En août 2015, nouveau rebondissement. Alors même qu'ont été mis en évidence des défauts de construction sous la structure du canal, qui rendent celui-ci vulnérable aux risques sismiques, des photos et vidéos, postées anonymement sur Internet, révèlent l'existence de fuites dans la structure de béton d'une écluse. L'ensemble de la construction est touché. Pour un consortium dont les équipements devaient – ainsi qu'il était explicitement mentionné dans le contrat – « durer 100 ans », l'image est désastreuse. D'autant que la faute n'est reconnue qu'une semaine après. Une fois encore, seules les considérations financières seront prises en compte afin de remédier au problème. Au lieu de démolir et reconstruire le béton déjà posé, on choisit de s'en remettre à des barres de renforcement en acier. Une solution économique, de court terme, et qui ne répond en rien aux interrogations légitimes concernant les autres portions du chantier. Où, quelques semaines plus tard, de nouvelles fissures apparaissent. Si le GUPC minimise l'incident, d'autres, à l'instar d'un expert en béton, interrogé par le New York Times, se désolent : « le travail n'a pas été inauguré qu'il faut déjà le réparer ».

Des conséquences du moins-disant économique

La succession d'incidents et de litiges financiers, ainsi que les préoccupations exprimées par les professionnels du canal au regard des nouvelles et périlleuses conditions de passage des écluses par les supertankers, pèsent sur l'avancée du chantier. Les retards s'accumulent, jusqu'à ce qu'en février 2014, le consortium ordonne à ses ouvriers de cesser le travail, afin de protester contre « le manque de collaboration » de la part de l'ACP. Cet arrêt de travail n'est pas le premier, les équipes du GUPC ayant déjà déposé leurs outils pendant deux semaines, en 2013. Enfin, le 26 juin 2016, avec deux ans de retard, le premier porte-conteneurs a pu franchir les nouvelles installations, devant une foule de Panaméens et de nombreux journalistes – finalement accrédités, contre l'avis de l'APC. Un passage facilité par les dimensions, relativement modestes, du navire, ainsi que par sa faible prise au vent.

Pour ce qui est des navires suivants, il devrait s'agir d'une tout autre histoire. Emprunter les nouvelles installations du canal de Panama devra requérir toute l'attention des professionnels locaux, qui devront manoeuvrer en tenant compte du vent, ou encore des très faibles interstices prévus entre les géants des mers et les bords du nouveau canal. En tout état de cause, l'APC ne devrait pas être en mesure de faire traverser plus de trois supertankers modernes par jour – contre douze, prévus initialement. Et l'autorité du canal devra également répondre à la demande du porte-parole de Salini Impregilo, qui exige le paiement de 3,4 milliards de dollars, afin de couvrir les dépenses supplémentaires engagées par le consortium.

Avec le canal de Panama, Salini Impregilo n'en est pas à son coup d'essai. A Santiago du Chili, où l'entreprise avait remporté la construction d'une nouvelle ligne de métro, les officiels locaux ont préféré, en 2014, se passer de ses services. En cause, encore une fois, l'incapacité du promoteur italien à remplir le cahier des charges technique exigé, ainsi qu'à respecter les délais impartis. Autant de leçons que pourraient méditer les dirigeants de la SGP. D'autant que la France n'est pas le Panama, elle a les moyens de choisir les meilleurs prestataires pour garantir une qualité d'infrastructures digne de ce que Philippe Yvin, président du directoire de la SGP, qualifie lui-même de "chantier du siècle".

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Professeur de sciences économiques et sociales, je débusque pour Economie Matin des sujets dont on parle peu, mais qui méritent pourtant qu'on s'y intéresse, en tant que citoyens et contribuables français

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