Le nouveau dérapage du coût des futurs réacteurs nucléaires percute de plein fouet une réalité de marché inattendue : la multiplication des heures à prix négatifs. Pris en étau entre des investissements colossaux et une valorisation électrique par moments inexistante, le modèle économique d’EDF est sous tension. Face à la régulation actuelle qui subventionne l’arrêt de la production, des modèles industriels alternatifs émergent à l’étranger pour monétiser ces surplus.
EPR2 : l’équation économique d’EDF à l’épreuve des prix négatifs

La nouvelle est tombée cette semaine, alourdissant un dossier déjà complexe. Le devis des six futurs réacteurs EPR2 a été officiellement réévalué à 72,8 milliards d'euros (en valeur 2020). Une fois l'inflation réintégrée, la facture réelle pour l'électricien national avoisine désormais les 83 milliards d'euros. Cette augmentation de près de 5 milliards d'euros par rapport à la précédente estimation (+8 %) ne constitue pas seulement un défi de financement ; elle durcit l'équation de rentabilité de l'opérateur historique.
Pour amortir cet outil industriel, le « prix cible » de vente de l'électricité est désormais fixé à 100 euros le mégawattheure (MWh). Un seuil qui place l'atome français en position délicate face à la concurrence internationale, alors que les réacteurs sud-coréens visent un coût de sortie aux alentours de 80 euros par MWh. Mais au-delà du coût de construction (CAPEX), c'est la capacité d'EDF à générer des revenus stables (OPEX) qui est aujourd'hui questionnée par la transformation structurelle du marché européen.
Le « ciseau » des prix négatifs
Le paradoxe est frappant. Alors qu'EDF doit investir massivement, le marché de l'électricité envoie des signaux de saturation. Dans son dernier bilan prévisionnel, RTE alerte sur une « électrification modérée » de la consommation française. Conjuguée à la montée en puissance des énergies renouvelables intermittentes, cette stagnation de la demande provoque une chute des prix sur le marché spot.
Le phénomène n'est plus anecdotique. En 2025, la France a enregistré le record de 432 heures de prix négatifs, un chiffre multiplié par cent en trois ans. Pour un opérateur nucléaire dont les coûts sont essentiellement fixes, cette volatilité est critique : moduler la puissance des réacteurs pour suivre les creux de marché dégrade le facteur de charge et, in fine, la rentabilité de l'actif.
L'impasse économique du « curtailment »
Face à cette surabondance ponctuelle, la régulation française privilégie pour l'heure la gestion par l'offre. La Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) a récemment proposé un mécanisme visant à contraindre les parcs éoliens et solaires à s'arrêter lors des épisodes de prix négatifs. Ce dispositif s'accompagne d'une indemnisation pour l'« énergie non produite », financée par les charges de service public.
Économiquement, cette approche revient à mobiliser de l'argent public pour neutraliser une capacité de production décarbonée. Si le stockage par batteries constitue une solution technique, son coût reste aujourd'hui trop élevé pour absorber des excédents de cette ampleur sans peser sur la compétitivité globale du système électrique.
Le contre-modèle japonais : la demande flexible
Dans ce contexte, d'autres électriciens explorent une voie différente : celle de la stimulation de la demande in situ. C’est le cas de l'opérateur japonais TEPCO. Via sa filiale Agile Energy X, l'énergéticien a commencé à déployer des infrastructures de minage de bitcoin directement connectées à ses sites de production.
L'objectif est d'instaurer une « charge flexible » capable d'absorber les surplus lorsque les prix s'effondrent. Plutôt que de subir une perte sèche ou de payer pour arrêter la production, l'opérateur transforme l'électron excédentaire en actif numérique. Selon les projections de la filiale japonaise, la captation de seulement 10 % des surplus nationaux via ce procédé pourrait générer l'équivalent de 2,5 milliards de dollars par an.
Vers un soutien à la filière du calcul ?
Pour la France, confrontée au mur d'investissement des EPR2, cette stratégie de valorisation par le « computing » (puissance de calcul) pourrait offrir un levier de couverture financière. L'hybridation des centrales permettrait de répondre à deux besoins distincts : les datacenters IA, qui nécessitent une puissance stable, pour sécuriser le fond de charge nucléaire via des contrats long terme et le minage industriel, dont la consommation est interruptible instantanément, pour agir comme une variable d'ajustement face aux 432 heures de prix négatifs.
Alors que l'équation financière du nouveau nucléaire se tend, la capacité française à ne plus seulement vendre des kilowattheures, mais de la puissance de calcul, pourrait devenir une composante de son modèle d'affaires futur. Reste à savoir si le cadre réglementaire français permettra cette optimisation industrielle.