Pour une prise de conscience en matière d’immigration

Pinelopi Koujianou Goldberg, ancienne économiste en chef du Groupe de la Banque mondiale, et rédactrice en chef de l’American Economic Review, est professeur d’économie à l’Université de Yale.

Pinelopi Koujianou Goldberg
Par Pinelopi Koujianou Goldberg Publié le 29 juillet 2023 à 8h30
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4400 EUROSLe patrimoine des 10% les plus pauvres est inférieur à 4.400 euros.

Durant près d’une semaine à la fin de mois de juin, les médias occidentaux se sont montrés obsédés par le sort du Titan, ce petit submersible qui transportaient cinq personnes dont deux milliardaires autour de l’épave du Titanic, et dont il a été déterminé plus tard qu’il avait implosé quelques heures après le début de sa descente. Pendant ce temps, une embarcation transportant pas moins de 750 réfugiés économiques chavirait au large des côtes grecques, le drame faisant plusieurs centaines de morts parmi les passagers qui avaient embarqué en Lybie, après avoir affronté bien des dangers durant leur exode en provenance d’Afghanistan, du Pakistan ou encore de Syrie. Le Pakistan a déclaré une journée de deuil national en mémoire de ses ressortissants disparus en mer. L’Occident n’a pour sa part accordé quasiment aucune attention à cet événement.

Il est évidemment injuste de reprocher à la presse le fait qu’elle réponde aux attentes de son public. La médiatisation relativement minime de cette tragédie pour les migrants constitue en effet le symptôme d’une plus large tendance à ignorer le sort de celles et ceux qui sont nés dans des régions du monde moins privilégiées. L’humeur a changé depuis la crise migratoire de 2015, époque à laquelle les photographies déchirantes du corps d’un petit garçon migrant retrouvé gisant sur une plage de Turquie avaient suscité indignation et réponse vigoureuse de la part des dirigeants politiques des pays riches. Les années s’écoulant, l’opinion publique occidentale est devenue insensible à ce type d’images, plus souvent repliée sur elle-même, et concentrée sur d’autres priorités.

Les plus cyniques expliqueront peut-être que l’intense médiatisation de la crise migratoire de 2015 avait été motivée moins par un idéalisme que par les craintes pragmatiques de voire l’Europe submergée par des millions de personnes fuyant la violence. Or, même si tel était le cas, ces mêmes préoccupations imposent que les économies développées accordent davantage d’attention aux problèmes actuels des pays en voie de développement.

La plupart des gouvernements à travers le monde ont désormais compris qu’ils ne pouvaient plus se permettre d’ignorer le changement climatique et autres dégâts environnementaux. Or, fermer les yeux sur l’immense écart de niveau de vie entre les pays du Nord et ceux du Sud devient tout aussi intenable. Grâce aux progrès des technologies de communication ainsi qu’à l’accès aux réseaux sociaux, les plus pauvres sont aujourd'hui parfaitement conscients des différences considérables entre leur quotidien et celui des habitants des pays riches. Tant que ces différences existeront, les plus défavorisés continueront de rejoindre le Nord, en quête d’un avenir meilleur. Aucune frontière, aucun mur, ni aucune mer ne les empêcheront de tenter leur chance ailleurs. L’actuelle crise migratoire à la frontière sud des États-Unis, ainsi que les drames fréquemment observés sur les mers entourant la Grèce et l’Italie, l’illustrent clairement.

Mais la quête d’une vie meilleure ne constitue que le côté offre de l’équation. Du côté de la demande, les pénuries de main-d’œuvre incitent fortement à faire venir des populations dans les économies développées pour accomplir le travail que les natifs ne souhaitent plus exercer. En l’absence de politiques d’immigration réfléchies, susceptibles de répondre à ce besoin, les passeurs imprudents sont venus combler le vide.

Les pénuries de main-d'œuvre au sein des économies développées ne constituent un phénomène ni temporaire, ni de court terme. Aux États-Unis, une récente étude de la Brookings Institution fait état d’une pénurie de 2,4 millions de travailleurs en décembre 2022, par rapport à une moyenne sur 12 mois s’achevant en février 2020. L’essentiel de ce déclin serait survenu même sans la pandémie, en raison des changements dans l’âge et le niveau d’études de la population. Mais un déclin est également intervenu dans la moyenne des heures travaillées chaque semaine, ce qui a abouti à une pénurie supplémentaire de main-d'œuvre équivalent de nouveau à 2,4 millions de travailleurs.

Cette réduction du nombre d’heures travaillées ne peut pas être uniquement attribuée à la pandémie, ou à la peur du COVID long. Bien que ses causes ne soient pas encore pleinement comprises, il semble qu’une hypothèse plausible réside dans une réévaluation de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. En tout état de cause, il faut s’attendre à ce que les pénuries de main-d'œuvre observées après la pandémie persistent, à la fois aux États-Unis et en Europe, où la faible natalité et le vieillissement de la population constituent autant de défis démographiques.

Bien que les avancées de l’automatisation, de la robotique et de l’intelligence artificielle soient susceptibles d’atténuer certaines pénuries de main-d'œuvre, tous les emplois ne pourront pas être remplacés par un robot ou un service informatique. La plupart des métiers en tension concernent les secteurs du bâtiment, de l’entretien, de la santé et de l’hôtellerie, où le travail n’est généralement ni plaisant, ni particulièrement glamour. Si Américains et Européens ne souhaitent plus exercer ces métiers, il est naturel que ces emplois soient proposés à des immigrants motivés et travailleurs. Il ne s’agit pas là d’aide humanitaire, mais tout simplement de logique dans la politique économique, d’autant plus à l’heure où les hausses répétées de taux d’intérêt par les banques centrales ne parviennent toujours pas à résoudre l’un des principaux facteurs de contribution à l’inflation : la tension des marchés du travail.

Une politique d’immigration correctement élaborée, permettant l’entrée contrôlée de travailleurs de bonne volonté ainsi que leur intégration dans les pays d’accueil, contribuerait significativement à atténuer la tension des marchés du travail, ainsi qu’à prévenir les tragédies humanitaires provoquées par l’exploitation scandaleuse des migrants et des réfugiés par les passeurs. Les dirigeants politiques devront toutefois raisonner au-delà du prochain cycle électoral, et s’élever au-dessus des intérêts politiques partisans.

Dans le même temps, il n’est ni possible, ni souhaitable de déplacer les populations entières des pays à revenu faible vers les États-Unis et l’Europe, et c’est pourquoi il est impératif de rejeter le nationalisme économique de courte vue. Les économies développées doivent accomplir davantage pour remédier aux immenses déséquilibres qui existent encore dans l’économie mondiale. Réduire les inégalités mondiales est absolument essentiel à un avenir durable.

© Project Syndicate 1995–2023

Pinelopi Koujianou Goldberg

Pinelopi Koujianou Goldberg, ancienne économiste en chef du Groupe de la Banque mondiale et rédactrice en chef de American Economic Review, enseigne l'économie à l'Université de Yale.

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1 commentaire on «Pour une prise de conscience en matière d’immigration»

  • Tous les problèmes viennent de la surpopulation, les européens l’ont compris et ont fini par réduire leur taux de natalité. Ce que Mme Pinelopi Koujianou Goldberg appelle pudiquement « réfugiés économiques » n’ont-ils pas été initiés à cette donnée essentielle ? Alors qu’ils fassent des enfants comme des lapins et tout continuera d’aller bien. En plus, ils se fichent royalement des droits et du bien-être des autres : ils ne frappent même pas à la porte des pays de destination, ils la force ! Eh bien en plus d’apprendre à réduire leur natalité, ils devraient apprendre aussi ce qu’est la « civilité » et « savoir vivre » : on frappe, on demande l’autorisation d’entrer et l’on attend tranquillement qu’une réponse soit donnée sans donner des coups de pied intempestifs dans la porte ! Et encore moins des coups de poing au visage et de coups de pied dans d’autres endroits du corps de l’adversaire (regardé comme un ennemi redevable par nature).

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