Pour comprendre le grand pari de Biden sur l’Inde

Arvind Subramanian, membre éminent du Centre pour le développement mondial, conseille actuellement le gouvernement du Tamil Nadu en Inde sur la réforme du secteur de l’énergie et la transition verte.

Arvind Subramanian
Par Arvind Subramanian Publié le 18 juillet 2023 à 5h30
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7,2%Le PIB de l'Inde a augmenté de 7,2% en 2022.

Les grandes effusions sans précédent entre les États-Unis et l'Inde ont été tout à la fois extraordinaires et déconcertantes. Après les démonstrations d'apparat déployées par le Président américain Joe Biden qui a accueilli un dîner d'État pour le Premier ministre indien Narendra Modi, auxquelles ont fait suite celles du Président de la Chambre des Représentants Kevin McCarthy, qui a invité Modi à faire une allocution pour une deuxième fois lors d'une session conjointe du Congrès, on peut se demander si l'Amérique ne cède pas trop de terrain au prix de très peu de choses en retour.

Après tout, les symboles de ce type sont ceux qui coûtent le moins. Entre autres choses, les États-Unis transfèrent une technologie militaire sensible à un partenaire non conventionnel, en poussant ses entreprises à investir en Inde, en assouplissant les restrictions de visa pour les ressortissants indiens et en cessant publiquement de faire la leçon au gouvernement Modi sur son recul démocratique. En effet, l'Amérique a attiré l'Inde dans une quasi-alliance unilatérale : elle semble avoir fait le premier pas et même un peu plus pour se retrouver en terrain commun. Bien évidemment, la stratégie sous-jacente consiste à contrebalancer la Chine. Mais quelle est la contrepartie due par le gouvernement indien au gouvernement américain ?

L'ancien diplomate américain Ashley J. Tellis estime que les États-Unis font un « mauvais pari », parce que l'Inde ne participera jamais à une guerre de coalition avec les États-Unis contre la Chine à moins que ses intérêts ne soient directement menacés. Dans un conflit sino-américain à propos de Taïwan, l'Inde resterait sur la touche, malgré la générosité dont les États-Unis ont fait preuve. Même le Conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis Jake Sullivan l'a reconnu.

Mais des experts indiens comme Pratap Bhanu Mehta, ancien vice-chancelier de l'Université d'Ashoka, soulignent que les États-Unis auront de plus en plus besoin de l'Inde à l’heure où leur propre hégémonie s'érode. Le nouvel axe des autocraties comprend non seulement la Chine, la Russie et l'Iran, mais également l'Arabie saoudite et même la Turquie.

Face à ce développement géopolitique, les États-Unis doivent au moins prévenir tout refroidissement potentiel avec l'Inde, de peur de se retrouver plus isolés. Non seulement le nombre d'adversaires de l'Amérique augmente, mais en outre ses alliés laissent à désirer. Comme on pouvait s'y attendre, l'Europe est incohérente et ambivalente, surtout en ce qui concerne la Chine. Et bien que le Japon et la Corée du Sud soient des alliés fiables, leur déclin démographique les prive de leur véritable poids.

Mais plus précisément, il n'est pas clair que les États-Unis doivent prendre ce chemin pour empêcher l'Inde de rejoindre l'axe des autocraties. Après tout, la Chine est un voisin hostile, l'Arabie saoudite est un financier mondial de l'islam prosélyte et la Russie, son principal fournisseur militaire, s’engage dans la voie du chaos. Le partenariat avec ces pays est loin d'être séduisant pour l'Inde. De même, l'Inde, avec sa diaspora influente et sa congruence fondamentale d'intérêts économiques et militaires, n'a pas grand-chose à gagner à s'en prendre ouvertement aux États-Unis.

Les États-Unis font donc beaucoup de cadeaux, soit pour quelque chose à quoi l'Inde ne s'engagera jamais (l'engagement militaire contre la Chine), soit pour quelque chose que l'Inde ferait indépendamment des incitations qu'elle propose. Qu'en pensent les stratèges américains ?

Une explication plausible est simplement l'arithmétique économique du pouvoir de contraindre. Les Démocrates tout comme les Républicains ont conclu que la Chine constitue une menace existentielle qui ne peut être neutralisée, mais qui ne peut être que contrebalancée. Selon le Fonds monétaire international, le PIB des États-Unis sera de 26,9 mille milliards de dollars en 2023, tandis que celui de la Chine sera de 19,4 mille milliards de dollars (aux taux de change du marché). Mais au cours des deux prochaines décennies, cet avantage américain de 30 % va probablement se réduire.

Malgré toute l'euphorie entourant les perspectives de croissance de l'Inde, elle est encore loin d'égaler les capacités économiques et financières de la Chine. Le PIB de la Chine est plus de cinq fois supérieur à celui de l'Inde aux taux de change du marché et environ 2,7 fois supérieur aux taux de parité de pouvoir d'achat. En outre, les dépenses militaires de la Chine sont 3 à 4 fois supérieures et ses réserves de change (dans la mesure où elles peuvent maintenant être mesurées) sont facilement 6 à 7 fois supérieures. La supériorité sur le commerce total de la Chine par rapport à celui de l'Inde est similaire et son avance dans les prêts au développement mondial est astronomique.

L'avantage économique écrasant de la Chine permet d'expliquer pour quelles raisons l'Inde apparaît souvent impuissante face à des provocations comme l'accaparement massif de terres par la Chine le long de la frontière du pays dans l'Himalaya. De tels épisodes montrent douloureusement que l'Inde ne fait pas le poids face à la Chine.

Mais le pari des États-Unis ne se fonde pas sur le présent, mais sur l'espoir que la Chine et l'Inde pourraient faire évoluer leur avenir à long terme. En raison de défis structurels et démographiques de longue date, sans parler de l'approche de plus en plus répressive du Président chinois Xi Jinping à l'égard du secteur privé, le taux de croissance à long terme de la Chine pourrait bien tomber à environ 2,5 %. Dans le même temps, l'Inde pourrait continuer à croître à environ 5 à 6 % par an.

Bien que cela ne soit absolument pas garanti, ce scénario est plausible si l'Inde développe de meilleures politiques et des institutions plus fortes. Cela n'éliminerait pas le grand différentiel du pouvoir de contraindre entre la Chine et l'Inde, mais pourrait réduire suffisamment l'écart pour forcer la Chine à recalibrer son processus décisionnel. Par exemple, si l'avantage cinq fois plus important de la Chine par rapport à l'Inde devait être réduit de moitié au cours des vingt prochaines années, les dirigeants chinois ne pourraient plus se permettre d'écarter la possibilité que l'Inde contre-attaque sur le commerce ou le long de la frontière.

En outre, l'avenir est un processus et non un critère hypothétique. Si la croissance chinoise devait s'affaiblir et que celle de l'Inde rester durablement robuste, son attrait relatif en tant que partenaire, marché et destination des investissements augmenterait. Dans ce cas, le calcul stratégique changerait bien avant que l'Inde n'atteigne une taille suffisante pour contrebalancer la Chine.

Il est vrai que la croissance de l'Inde à 6 % sera déterminée par des décideurs indiens et non américains. Mais les États-Unis pensent qu'ils apportent un coup de pouce important à un moment géopolitique critique pour relancer les réussites de l'Inde. La Chine devenant plus agressive à mesure que ses perspectives de croissance à long terme sont révisées à la baisse, les actions américaines pourraient également encourager davantage de capitaux à quitter le marché chinois. Et bien que la relocalisation soit le résultat préféré, les États-Unis ne s'opposeront pas à une délocalisation vers l'Inde. Les actions des États-Unis pourraient également contribuer à améliorer les capacités militaires de l'Inde. En fait, les États-Unis proclament au monde que l'Inde est « l'un des nôtres ». Le fait que l'Inde soit timide dans son idée d'adopter ouvertement ce statut en fin de compte est peut-être moins important.

Bien compris, le « pari indien » de Biden ne vise pas à obtenir le soutien militaire de l'Inde dans un face à face hypothétique avec la Chine, ni à empêcher l'Inde de dériver vers l'axe des autocraties. Il s'agit plutôt d'une pichenette calculée visant à réduire l'écart entre le pouvoir réel et le pouvoir perçu entre l'Inde et la Chine. Plus faible est le déséquilibre de leur pouvoir de contraindre, plus efficace est le contre-poids des États-Unis vis-à-vis de la Chine.

© Project Syndicate 1995–2023

Arvind Subramanian

Arvind Subramanian, membre éminent du Centre pour le développement mondial, conseille actuellement le gouvernement du Tamil Nadu en Inde sur la réforme du secteur de l'énergie et la transition verte.

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