Erdoğan sort de son isolement

Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères et vice-chancelier de 1998 à 2005, ancien chef du Parti vert allemand durant près de 20 ans.

Joschka Fischer
Par Joschka Fischer Publié le 3 août 2023 à 5h00
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5,3%Le PIB de la Turquie a connu une croissance de 5,3% en 2022.

 L'année dernière à la même époque, quasiment personne n'accordait de crédit à l'avenir politique du président turc Recep Tayyip Erdoğan. L'hyperinflation persistante détruisait l'économie turque et le pays accueillait des millions de réfugiés syriens qui n'avaient aucun espoir réaliste de rentrer chez eux. Survint ensuite le tremblement de terre dévastateur en février dernier, qui a fait des dizaines de milliers de victimes et a complètement submergé les institutions locales, tout en révélant une corruption endémique.

En outre, depuis le coup d'État manqué de juillet 2016, la Turquie est devenue de plus en plus autoritaire. Il n'y a toujours aucun espoir de résoudre la question kurde ni de mettre fin à la guerre contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Par ailleurs, des lois anti-terroristes et un système judiciaire conciliant ont donné à Erdoğan des instruments puissants pour réprimer toute forme d'opposition.

Pendant des années, ces développements intérieurs ont semé le trouble dans les relations de la Turquie avec l'OTAN et l'Occident. La décision du gouvernement en 2017 d'acheter un système de défense aérienne russe S-400 laissait augurer la fin de la coopération américano-turque en matière d'armement. À cette époque, son rapprochement avec l'Union européenne était presque complètement au point mort.

De nombreux Occidentaux ont anticipé qu'Erdoğan pourrait finalement être battu lors des récentes élections nationales. Mais Erdoğan a remporté les élections présidentielles de manière décisive au second tour. Fait tout aussi important, les changements fondamentaux dans l'ordre paneuropéen depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie en février 2022 ont renforcé l'emprise d'Erdoğan.

Suite à l'achat du système S-400, les relations étroites de la Turquie avec la Russie avaient créé le doute quant à sa loyauté en tant que membre de l'OTAN. En réponse, les États-Unis ont annulé une livraison promise de six avions de combat F-35, tout en donnant suite à une livraison similaire à la Grèce, voisine et adversaire de longue date de la Turquie. Les demandes d'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN ont ensuite mis les choses en suspens, la Turquie bloquant l'adhésion de la Suède au motif qu'elle a accordé son asile aux membres du PKK.

Toutefois au cours de la dernière année environ, Erdoğan avait déjà relancé tranquillement le dialogue avec l'Occident et servi de médiateur entre l'Ukraine et la Russie dans l'accord (récemment suspendu) visant à autoriser les expéditions de céréales ukrainiennes à travers la mer Noire. On peut supposer que cet accord entre les parties belligérantes n'a pas été conclu sans l'approbation des États-Unis.

Puis, lors du récent sommet de l'OTAN à Vilnius, Erdoğan a finalement retiré son veto contre l'adhésion de la Suède, apparemment en échange d'une promesse américaine de vendre des avions de combat F-16 à son gouvernement. Plus précisément encore, il s'est joint au reste de l'alliance pour exprimer son soutien en faveur de l'adhésion future de l'Ukraine.

Par ces actes, Erdoğan a pleinement rejoint le groupe des partenaires occidentaux, au grand dam du Kremlin. Depuis lors, la Turquie a même cherché à calmer ses relations très tendues avec la Grèce. Plutôt que d'exacerber les tensions avec son voisin (et membre de l'OTAN) en mer Égée et en Méditerranée orientale, elle poursuit aujourd'hui le rapprochement et la coopération.

La crise ukrainienne et les récentes élections semblent avoir conduit Erdoğan et ses conseillers à réévaluer la position géopolitique de la Turquie. En matière de sécurité, ils ne voient clairement aucune alternative sérieuse à l'OTAN et aux relations avec l'Amérique. De même, face aux crises économiques persistantes et à l'inflation, des liens plus étroits avec l'UE ont beaucoup à offrir. Cela dit, ce serait une erreur de penser qu'Erdoğan ou son régime ont changé. Les responsables politiques des capitales européennes et de Bruxelles ne doivent jamais oublier à qui ils ont affaire.

Mais ils ne peuvent pas non plus ignorer la situation géographique et l'importance géopolitique de la Turquie. Entre autres choses, la Turquie contrôle l'accès de la Russie au Moyen-Orient et à la Méditerranée orientale (via le Bosphore). Elle est un acteur majeur au proche et au Moyen-Orient, en Asie centrale, dans le Caucase et dans les Balkans et elle exerce une influence significative sur les grandes minorités turques dans les principaux États membres de l'UE. L'UE reste fortement dépendante de la Turquie qui accueille des millions de réfugiés qui, autrement, chercheraient à entrer dans le bloc.

Pour toutes ces raisons, il est difficile de surestimer l'importance stratégique de la Turquie pour l'Europe. Mais comme Erdoğan l'a montré lorsqu'il a bloqué l'adhésion de la Suède à l'OTAN, il n'exclut pas de s'engager dans des extorsions et d'autres tactiques dures pour faire avancer ses objectifs. On ne peut pas non plus compter sur lui pour toujours agir avec sagesse. Sa tentative de lier la candidature de la Suède à l'OTAN à l'adhésion de la Turquie à l'UE, par exemple, était carrément stupide, car elle rappelait aux Européens que la Turquie n'avait vraiment pas sa place au sein de l'UE.

Pourtant, les dirigeants européens devront collaborer avec Erdoğan, qu'ils le veuillent ou non, parce que la Turquie est trop importante pour être ignorée. La coopération se limite mieux aux questions d'intérêt mutuel, telles que la sécurité et les migrations. Certes les relations économiques pourraient également être améliorées. L'accès turc au marché commun, à l'Union douanière et à la zone de voyage sans visa de l'UE pourrait être négocié dans le cadre d'une réévaluation plus large des relations. Mais l'adhésion à part entière à l'UE est hors de question. Alors que la guerre en Ukraine a clairement montré que la Turquie et l'Europe ne peuvent pas se passer l'une de l'autre, le comportement d'Erdoğan a souligné à quel point l'UE et la Turquie sont différentes.

Compte tenu de la taille et de l'importance de la Turquie, ces différences doivent être prises en compte, car elles ne peuvent pas être tout bonnement ignorées. D'une manière ou d'une autre, la refonte des relations entre l'UE et la Turquie jouera un rôle important dans le réalignement de l'ordre européen après la guerre d'agression russe.

© Project Syndicate 1995–2023

Joschka Fischer

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

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