En France, peut-il y avoir des hyper-riches sans l’État ?

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 28 janvier 2019 à 9h25
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L'apparition des hyper-riches est une donnée propre à l'ère du numérique et de la mondialisation. Jamais, dans l’histoire, des fortunes aussi considérables que celles de Mark Zuckerberg, d'Elon Musk et de quelques autres ne s’étaient constituées aussi vite. En France, aussi, il existe des hyper-riches, c’est-à-dire (nous donnerons ici cette définition commode mais qui appelle de nombreuses modérations techniques) des multi-milliardaires dont le patrimoine équivaut à une part importante du patrimoine national. Nous nous intéresserons ici au rôle de l'État, en France, dans la constitution ou dans le développement de ces hyper-fortunes.

Il suffit de lire le dernier rapport d’Oxfam sur les inégalités dans le monde pour comprendre comment la misère humaine peut être instrumentalisée par une idéologie toxique. Intitulé « Services publics ou fortunes privées », il est tout entier fondé sur l’opinion suggérée selon laquelle la meilleure façon de lutter contre la pauvreté est de développer partout une économie de services publics. Le slogan est simple à comprendre, il fonctionne sur l’implicite : le service public est l’ennemi des fortunes privées.

Nous ne couvrirons pas ici la totalité de la critique contre ce rapport, et surtout contre les croyances fausses et naïves qu’il contient. En particulier, nous éviterons de poser la question de la lutte contre la pauvreté et de son origine idéologique « néo-libérale » (tendance bo-bo), qui constitue un sujet rarement débattu dans notre société, mais pourtant essentiel.

Nous nous consacrerons simplement à l’étude de cette étrange idée selon laquelle le service public est l’ennemi des fortunes privées. Nous soutiendrons au contraire que la plupart des fortunes privées d’aujourd’hui sont fondées sur une expansion continue de l’État et de sa volonté d’intervenir dans tous les champs de la vie économique. Grâce à cette ambition, est apparu un capitalisme de connivence, ou crony capitalism, qui a permis l’émergence de nombreuses fortunes privées.

Les hyper-riches en France et le capitalisme de connivence

L’objet de ce papier se limitera à la France, qui constitue un véritable paradis pour le capitalisme de connivence. Disons même que la France a largement théorisé cette notion, par exemple en recourant à la politique des noyaux durs lorsque Jacques Chirac était Premier Ministre. Il s’agissait alors, sous l’autorité de l’État, de croiser le capital des grandes entreprises françaises entre quelques actionnaires de référence, qui bénéficiaient ainsi d’une sorte de garantie de l’État.

D’où cette sorte d’excellence française à organiser son capitalisme dans un joyeux mélange, voire dans une dangereuse confusion, entre activités publiques et fortunes privées. Ce sujet est tellement vaste qu’une longue monographie ne suffirait pas à en épuiser les charmes.

Nous nous essaierons seulement à constituer un petite typologie du capitalisme de connivence à la française. Nous pouvons présenter celle-ci sous le format suivant:

Hyper-riches et entreprises publiques

La première catégorie, la plus évidente, à examiner, est celle des entreprises publiques ou encore contrôlées partiellement par l’État. Pour des raisons liées à une réglementation publique au fond assez strictes, ces entreprises ne produisent pas directement d’hyper-riches, au sens propre du terme.

Toutefois, l’affaire Carlos Ghosn témoigne d’un changement d’époque. Même dans une entreprise détenue en partie par l’État, le dirigeant d’une entreprise peut bénéficier d’une rémunération de plusieurs millions d'euros annuels. Tout indique ici qu’un glissement s’est produit. S’agissant de Carlos Ghosn, on notera qu’il est un produit des grandes écoles d’ingénieur (Polytechnique), et que cette origine a incontestablement favorisé sa carrière dans une entreprise publique.

Hyper-riches et privatisation des entreprises publiques

Si les entreprises publiques ne permettent pas directement de s’enrichir, en revanche, une privatisation réussie ou opportune, ou une participation commune avec une entreprise publique, peut constituer une aide importante pour fonder des patrimoines personnels d’hyper-riches, ou pour les accroître.

La famille Bettencourt, par exemple, propriétaire de L’Oréal (et très alliée depuis la Seconde Guerre Mondiale au groupe Nestlé qui constitue une sorte d’actionnaire faisant contre-poids aux ambitions françaises sur l’entreprise), a bénéficié, à partir des années 70, de relations complexes avec Elf, pur produit de l’invention étatique française et longtemps désireuse de faire main basse sur l’entreprise.

Dans ce jeu compliqué, L’Oréal développe une stratégie qui s’inscrit dans une relation constante avec l’État. Ainsi, en 1973, L’Oréal acquiert la majorité de Synthélabo, qui sera plus tard fusionnée avec Sanofi, propriété d’Elf. Ces mouvements expliquent que L’Oréal détienne aujourd’hui 9% de Sanofi, géant pharmaceutique sorti de l’orbite de l’État.

Ces jeux croisés illustrent le lien profond qui unit capitalisme privé et capitalisme public.

Hyper-riches et marchés publics

Une autre façon de constituer ou de développer un patrimoine d’hyper-riche peut passer par la relation étroite avec des marchés publics. Dans ce cas de figure, l’hyper-riche est celui qui fournit une prestation privée payante à une collectivité publique.

Les exemples de ce type sont légion. Le plus connu est celui du groupe Dassault, qui s’est largement enrichi de la fourniture d’avions militaires à l’État, et qui bénéficie largement de l’intervention de l’État pour exporter ses produits à l’étranger.

Mais d’autres exemples sont typiques. On reprendra ici celui de Synthélabo, puis de Sanofi, propriété partielle de la famille Bettencourt, qui fournit des médicaments remboursés par la sécurité sociale. On n’épiloguera pas ici sur le rapport de forces défavorable pour l’État vis-à-vis de ce laboratoire pharmaceutique, illustré par la querelle des vaccins obligatoires que Sanofi a renoncé à produire malgré l’appel du Conseil d’État à ordonner la reprise de la production.

Cet exemple rappelle abondamment que les fournisseurs de l’État sont souvent plus puissants que l’État lui-même et placent celui-ci en position de soumission… pour le plus grand profit des hyper-riches qui dirigent ces entreprises.

Hyper-riches et subventions publiques

Une autre forme d’enrichissement possible pour les hyper-riches consiste à bénéficier directement de subventions de l’État pour s’enrichir. Le cas le plus emblématique de ce type est celui de Bernard Arnault, considéré comme l’homme le plus riche de France.

On ne rappelle peut-être jamais assez que le point de départ de l’hyper-fortune de Bernard Arnault (jusque-là issu d’une famille simplement riche) vient de la subvention massive que l’État lui accordée à l’occasion da reprise du groupe Boussac, en 1984. L’opération se monte avec le soutien… d’Elf-Aquitaine et du Crédit Lyonnais, toutes deux entreprises publiques.

Sans cette subvention de plus de 100 millions € à l’époque, apportée par le contribuable au nom de la défense de l’emploi, Bernard Arnault n’aurait sans doute jamais acquis le titre d’homme le plus riche de France (accessoirement tenté par l’exil fiscal.

Hyper-riches et protection réglementaire

L’État peut aider des hyper-riches sans forcément les subventionner. Il peut aussi intervenir en leur faveur de façon plus discrète, par l’effet de la réglementation ou de la régulation.

Sur ce point, le gendre de Bernard Arnault, Xavier Niel, constitue une figure intéressante. Cet homme d’affaires sulfureux mêlé à des intrigues qui ont beaucoup fait gloser, a bénéficié d’un formidable coup de pouce en 2009 pour développer sa fortune : l’attribution d’une quatrième licence de téléphonie mobile à Free, son entreprise de télécommunication. Cette décision en son temps fit l’objet de recours contentieux de la part des concurrents détenteurs du marché. Mais l’autorité de régulation (ARCEP) maintint bon un cap qui accéléra le développement de Free dans le monde entier.

Ce genre de décision réglementaire est parfois simplement négative ou exercée par défaut de compétences. L’absence de réglementation dans le domaine des marges de la grande distribution peut ainsi être considérée comme la meilleure protection réglementaire accordée aux grandes chaînes de supermarchés ou d’hypermarchés en France. Grâce à cette technique, les grandes surfaces font volontiers payer les petits producteurs pour commercialiser des produits sous leur enseigne.

Sur ce point, les hyper-riches de la grande distribution, comme la famille Mulliez, peuvent remercier l’État d’avoir systématiquement évité de « protéger » les petits producteurs face à eux.

Hyper-riches et garantie de l’État

Une autre forme d’intervention virtuelle, bien connue avec la notion de too big to fail au moment de la crise de 2008, consiste à bénéficier de la garantie discrète de l’État pour abriter ses investissements. Autrement dit: l’État ne met pas d’argent directement dans une entreprise, mais il garantit qu’il interviendra en cas de faillite.

Ce cas de figure est illustré par le sauvetage de Peugeot, en 2014. À cette occasion, l’État a apporté 800 millions € pour sauver l’entreprise, quand la famille en apportait 100 millions. Ce genre d’exemple montre que même les familles les plus indépendantes de l’État peuvent sauver leur hyper-richesse grâce à la garantie du contribuable.

Les hyper-riches non-liés à l’État sont-ils résiduels ?

Ce survol bien entendu beaucoup trop rapide rappelle que de nombreuses situations de fortune en France se sont constituées grâce à une étroite imbrication entre décision publique et décision privée. Peu de grandes fortunes, en réalité, peuvent se prétendre étrangères à l’intérêt collectif, tant la bonne marche de leurs affaires dépend des bonnes grâces de l’État.

Mathématiquement, plus l’État intervient dans la vie publique, plus il s’entremêle aux intérêts privés et, singulièrement aux intérêts des hyper-riches.

Toutefois, certaines fortunes se bâtissent sur un potentiel commercial qui échappe fortement à la capacité de nuisance de l’État. C’est par exemple le cas d’affaires très rentables, particulièrement dans le domaine du luxe, comme Hermès ou Chanel, où la dépendance vis-à-vis de la puissance publique est moins forte. De ce point de vue, la fortune des Wertheimer (Chanel) ou des Hermès paraît plus vertueuse ou, en tout cas, plus indépendante de la puissance publique.

Il serait d’ailleurs intéressant de prendre le temps de dresser la liste de ces fortunes construites avec le minimum d’influence publique.

L’État, meilleur ami des hyper-riches

Beaucoup imaginent que l’État est le meilleur garant de l’intérêt général et le meilleur vecteur de la redistribution des richesses. À moins d’idéaliser une économie de type soviétique (dont une étude un peu approfondie montrerait que sa part de dépenses publiques rapportée au PIB n’était pas fondamentalement supérieure à celle de la France), il faut bien constater qu’intérêts privés et action publique sont régulièrement entremêlés dans nos sociétés.

L’analyse de l’hyper-richesse montre que l’extension du domaine de l’État est indissociable de la constitution de grandes fortunes privées. Partout, des esprits intelligents, talentueux, intéressés, profitent de l’intervention publique pour s’enrichir, parfois avec peu de limites. C’est pourquoi nous pensons que l’appel à l’étatisation lancé par Oxfam, loin de participer à la redistribution des richesses, est le meilleur frein à celle-ci.

Plus l’État intervient, plus il biaise le marché, et plus une caste l’accapare et s’enrichit sur le dos du contribuable. C’est ce qu’on appelle le capitalisme de connivence, et nous reprochons ici à Oxfam et à de nombreux autres bien-pensants d’en être les alliés objectifs en faisant croire, par un manichéisme simpliste, que l’État est le plus grand ennemi des hyper-riches, alors qu’il en est le plus grand ami.

Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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