Jihad: Sa mère (Chapitre 4)

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By Eric Verhaeghe Published on 5 août 2016 11h17
Jihad Mere Verhaeghe
@pixabay - © Economie Matin
168168 Français sont morts en Syrie et en Irak depuis trois ans

Ce fut une belle jeune fille, pimpante, évanescente il est vrai, toujours un peu décalée par rapport au monde qui l’entourait, mais avec ce charme de la blonde germanique à la peau légèrement mate qui ravissait les amateurs de beaux objets. Et je la regardais maintenant, le visage déjeté, l’oeil hagard, incapable de me demander de la suivre dans son petit appartement, incapable de me proposer une tasse de café, comme implosée, comme si sa personnalité s’était fracturée, fractionnée, comme si toute épaisseur en elle avait disparu, abandonnant son enveloppe charnelle à elle-même et au chagrin de sa solitude. J’en ressentis un malaise diffus, quoique la plausible mort de Siegfried sur un champ de bataille exotique eût pris une place démesurée dans mon esprit jusqu’à supprimer toutes les autres préoccupations existantes.

Le matin, j’avais décidé de la voir coûte-que-coûte. Hier, malgré plusieurs messages sur son répondeur, elle ne m’avait pas donné signe de vie. Elle n’avait pas décroché son téléphone. C’était une vieille habitude chez elle. Mais je ne pouvais me satisfaire de ce silence, il fallait que je la voie et que je lui parle.

J’étais passé à l’improviste au théâtre où elle jouait en ce moment. En arrivant sur place, j’avais trouvé porte close et une assistante m’avait dit qu’elle n’arriverait pas avant vingt heures. Alors je me rendis chez elle.

Elle ne s’est décidé à ouvrir qu’au bout de longues minutes où j’ai patiemment maintenu le doigt sur le bouton de la sonnette. Je savais, que rongée par la lassitude de m’entendre et la culpabilité de ne rien dire, elle finirait par ouvrir. Mais je ne m’attendais pas aux ravages du chagrin sur son visage – pas à ce point. J’avais devant moi une épave humaine. Je crois bien qu’en devinant son visage abimé derrière le mouchoir dont elle épongeait son nez, je fus pris d’effroi.

Elle a ouvert la porte, n’a rien dit, est retournée dans son appartement. Cela voulait dire:

– Bonjour, entre!

Je l’ai suivie dans un petit couloir ceinturé de livres en désordre sur des étagères. Son dos était aussi voûté que celui d’une vieille. On aurait dit une toute petite chose, encore habillée d’un indéfinissable pyjama de couleur crème. Elle s’est assise à la table de son salon et n’a rien dit. Elle pleurait, le mouchoir sur le nez pour absorber l’intarissable morve de son chagrin. Je me suis assis face à elle et j’ai attendu. Je la regardais, silencieux. Elle continuait à pleurer, sans me regarder, comme si j’étais absent.

Des rideaux un peu sales étaient entrouverts sur la tour de Jussieu. Ce petit appartement mal entretenu, couverts de bibliothèques, avec ses meubles en formica de bric et de broc, un peu déglingués, et cette discrète odeur de pisse de chat qui se diffusait, devait lui coûter une fortune. Je me suis toujours demandé pourquoi des gens moyens préféraient se ruiner en habitant le Quartier Latin plutôt que vivre à peu près normalement dans un arrondissement moins guindé. Ses murs commençaient à être lépreux.

Elle ne disait toujours rien. Son chat a sauté sur la table et a commencé à enrouler sa queue en se tassant sur lui-même, dressé sur la pointe de ses pattes.

– Tu n’as pas du café?

Elle n’a rien dit, a marqué un temps d’arrêt dans ses sanglots, et elle s’est levée pour préparer un expresso. J’ai toujours détesté ses expresso.

Nous nous étions quitté il y a vingt ans, je ne l’avais pas vue depuis cinq ans, mais elle me paraissait comme au premier jour où je l’avais connue, et sans les pattes de mouettes autour de ses yeux, j’eusse pu imaginer que nous nous étions quittés la veille : toujours aussi instinctive, immédiate, certains eussent dit soumise, mais mystérieuse, impénétrable, sauvage. Sur son canapé en velours usé, un roman contemporain était retourné, l’un de ces produits d’édition que personne ne lit vraiment, probablement parce qu’ils n’offrent rien de consistant à lire, mais dont l’auteur est à la mode. Alors tout le monde en parle, et quand on veut tuer le temps, on en ouvre une page à la recherche de la vacuité heureuse qui console d’être trop riche, trop gâté, dans un monde qui n’a plus de sens.

Son expresso était aussi invariablement imbuvable, mais je la remerciai quand même. Peut-être n’a-t-elle même pas éprouvé la lointaine jouissance de me servir son infâme mixture, comme je sais qu’elle en jouissait secrètement lorsque nous vivions ensemble. Peut-être le chagrin l’occupait-elle suffisamment pour ne laisser aucune place à un autre sentiment, pas même à une sensation.

– Tu étais au courant? tentais-je pendant qu’elle se rasseyait.

Elle ne me regardait pas et semblait bien décidée à garder le silence. C’était agaçant. J’aurais adoré qu’elle me dise: « C’est ta faute, tu as été un mauvais père. » Ou bien l’inverse: qu’elle s’accable, qu’elle assume le poids du cataclysme. Mais elle préférait s’obstiner dans un mutisme en larmes dont le sens était incertain.

Ses sanglots ont redoublé.

Quand tu m’as demandé de lui verser 5.000 euros, tu savais pour quoi? Tu savais ce qu’il en ferait? Je parlais à une sorte de coussin mal gonflé, qui absorbait les chocs avec lenteur et les étouffait dans une mollesse insaisissable. Nous sommes peut-être demeurés dans cette quasi-prostration pendant trente ou quarante minutes. Elle a fini par articuler:

– Je suis désolée. Je suis vraiment désolée.

Ses mots expiraient dans un espace vide.

Penses-tu qu’il soit toujours vivant?

Elle a poussé un râle, qui ressemblait furieusement à un cri. Puis le cours de son long sanglot a repris. J’ai compris que je n’en tirerais rien et j’ai décidé de partir.

Pour la première fois de ma vie, j’ai voulu la voir au théâtre. Lorsque nous vivions ensemble, elle courait les petits cachets et j’étais exaspéré lorsqu’elle désertait la maison pour se produire dans des salles quasi-vides, à déclamer des textes débiles écrits par des constipés qui se croyaient brillants et qui ne se sentaient plus uriner en imaginant qu’ils changeaient le cours de la littérature, avec leurs phrases inutilement torturées et leurs longues scènes d’ennui. Quand Claire en eut assez de m’entendre dire devant les auteurs: « Je n’aime que le boulevard et je n’ai rien compris à votre pièce », elle m’intima l’ordre de ne plus l’accompagner. Les repas d’artistes se firent plus rares à la maison. J’en étais heureux parce que j’adorais passer des soirées entières avec Siegfried, qui en avait besoin, sans personne pour nous importuner. Mais je savais ce que signifiait cet éloignement progressif, et je ne me trompai pas. La vie ensemble devint bientôt impossible.

Siegfried a souffert, Claire et moi en portons la culpabilité, de cette vie décousue qui s’est détricotée trop vite, de façon désordonnée, par secousses. Nous n’avons pas offert à ce petit bonhomme que j’adorais la moiteur maternelle et même familiale dont il avait besoin. Claire en a peut-être pris conscience.

Ce soir-là, elle fit une Phèdre hors du commun, et je me suis dit que cette Claire-là était peut-être la seule que j’avais vraiment aimée, celle que Siegfried avait idéalisée et qu’il ne pouvait jamais atteindre. Son maquillage soulignait sa blondeur. Combien de spectateurs ont-ils deviné que la douleur portée par l’artiste n’était pas une simple composition? La mère souffrait dans sa chair, et sa diction lente, sans hystérie, qui faisait effort sur elle-même pour articuler ses alexandrins sans leur donner l’emphase si agaçante que trop d’acteurs croient devoir y mettre, atteignait une musicalité poétique accessible à quelques figures d’exception seulement. La puissance de Racine était tout entière contenue dans sa capacité à concentrer en quelques mots, quelques phrases, l’harmonie sinueuse des âmes tragiques qui serpentent dans le destin qui les poursuit. Claire en explorait sur scène toute la richesse chromatique, toute la largeur de palette.

Elle fit d’ailleurs un tabac après la tirade du « Je palis à sa vue », dont Claire adorait, dans nos années heureuses, que je lui rappelasse qu’il s’agissait d’un plagiat de Catulle. L’assistance applaudit à tout rompre et la pièce s’arrêta le temps du triomphe. Sous le maquillage, j’observai la souffrance de l’artiste, et l’inconsolable plainte que son coeur prononçait en secret.

C’est en quittant la salle avant la fin de la représentation, la poitrine écrasée par je ne sais quelle angoisse, que je m’en aperçus. Je poussai avec hâte les portes du théâtre et je me plantai sur le trottoir pour absorber un grand bol d’oxygène. J’étais perdu, et j’entendis un claquement derrière moi : un autre spectateur venait de sortir en hâte. Il parut surpris de se retrouver face à moi, chercha ses esprits quelques instants, puis fit mine de prendre le boulevard Bonne-Nouvelle en direction des Italiens.

En principe, j’eusse dû emprunter le même chemin pour retourner chez moi, mais j’étais intrigué et je décidai de me diriger vers la porte Saint-Denis. Je marchais nonchalamment à la manière d’un touriste qui visite Paris. Quelques minutes plus tard, je me retournai brutalement, et sans finesse, l’homme qui m’avait emboîté le pas à la sortie du théâtre marchait maintenant derrière moi, à trente ou quarante mètres.

J’en avais ainsi le coeur net : j’étais suspect, et suivi par la police.

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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