Réformons notre justice

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Par Jacques Bichot Publié le 9 novembre 2020 à 5h55
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8%Le budget du ministère de la Justice va augmenter de 8% en 2021.

Le Figaro du 5 novembre a publié un petit article sur la « crise des greffiers », pour indiquer que cette crise « s’aggrave avec le confinement ». Plus précisément, il y aurait 700 postes de greffiers vacants, ce qui en soi n’est pas affolant sur un effectif de 11 000, mais le travail en distanciel serait rendu difficile par le fait que les ordinateurs portables dont disposent ces fonctionnaires ne sont pas assez performants. Le « stock » d’affaires en attente atteindrait presque l’équivalent de deux années de « production » de jugements, ce qui est effarant. On sait en effet que, pour les délinquants débutants, l’impunité temporaire est un encouragement puissant à la récidive et à la multi-récidive.

Pour une justice efficace

Les psychologues qui travaillent dans ce secteur expliquent qu’une sanction quasiment immédiate est beaucoup plus efficace qu’une condamnation survenant un an, et a fortiori deux ou trois ans, après les délits ainsi punis. Comparution immédiate suivie sans délai, en cas de culpabilité, d’une incarcération, courte si le délit n’est pas très grave, mais prononcée et réalisée séance tenante, telle est la façon de faire qui permet le mieux de ramener dans le droit chemin les délinquants en tout début de carrière, et donc d’étouffer dans l’œuf le penchant pour la délinquance. Les « rappels à la loi » ne conviennent que pour des personnes dont le profil montre qu’elles risquent fort peu de recommencer.

Plus généralement, la justice doit être organisée de la façon la plus efficace possible pour dissuader les personnes tentées par des actes délictueux, et a fortiori par des actes criminels. Actuellement, elle est trop ritualisée, trop polarisée sur des questions de procédure, et surtout trop habituée à un comportement bureaucratique qui ne tient quasiment pas compte du facteur temps. Il y a quelques décennies, notre industrie a souffert d’une propension à mal respecter les délais prévus ; elle s’est améliorée. Aujourd’hui, nos tribunaux doivent à leur tour apprendre le « just in time ».

La Revue française de criminologie et de droit pénal d’octobre 2019 publie un texte très instructif de maître Guillaume Jeanson qui compare ce qui se fait en France et aux Pays-Bas. Dans notre pays, on incarcère peu, mais pour longtemps, généralement lorsque le délinquant est devenu un récidiviste endurci. L’idée est que le passage par la case prison confirmerait le coupable, mis en contact avec des malfaiteurs chevronnés, dans sa propension à mal agir. La pratique hollandaise prouve que ce n’est pas le cas si l’on s’y prend intelligemment. Une courte peine, non assortie de sursis, marque l’esprit du coupable : il n’a pas le sentiment que le vol ou la violence dont il a été l’auteur compte en quelque sorte « pour du beurre ». Le primo-délinquant comprend que son acte coupable était inadmissible, que la justice le prend au sérieux, et il récidive moins facilement.

Une question de psychologie

Le docteur Maurice Berger, psychiatre, dans son ouvrage Sur la violence gratuite en France (L’artilleur, 2019), et dans plusieurs autres, antérieurs, abonde dans ce sens. Il ajoute le réconfort apporté aux victimes par la sanction : elles n’ont pas le sentiment insupportable que leur malheur n’a pas été pris au sérieux. Il insiste également sur la nécessaire rapidité de la sanction : quand un délit commis par un adolescent n’est jugé que deux ans après sa commission, c’est psychologiquement beaucoup trop tard, le coupable ayant eu tout le temps de se persuader que, puisqu’aucune sanction n’était encore prise, il n’avait au fond rien fait de grave.

L’énormité des chiffres

Le ministère publie chaque année un fascicule Les Chiffres-clés de la justice, dont la plus récente édition est celle de 2019. Celle-ci fournit principalement les chiffres de 2018. Le nombre des « décisions de justice » est impressionnant : 2 280 000 décisions pour la justice civile et commerciale, 800 000 pour la justice pénale. Mais le nombre d’affaires traitées est encore plus important : 1 150 000 affaires ont effectivement été examinées par la justice pénale en 2018, dont environ 350 000 n’ont pas débouché sur une décision. Les crimes ne sont pas très nombreux (2 281) mais les délits ayant fait l’objet d’une condamnation sont au nombre de 607 000. Chaque année, environ un résident français ou étranger sur cent est donc condamné par la justice pour avoir commis un délit. C’est beaucoup ! Il serait intéressant, pour ne pas dire indispensable, d’avoir plus de renseignements sur la nationalité des coupables et sur leur éventuelle expulsion hors de France.

La saturation des prisons entraîne une extrême rareté des emprisonnements, en proportion des délits : certes, 280 000 peines de prison ont été décrétées en 2018, mais seules 130 000 comportent une partie « ferme », c’est-à-dire un passage effectif par la case prison. En majorité, les peines de privation de liberté se ramènent donc à une menace d’incarcération en cas de récidive. La justice fait dans le virtuel, le symbolique, alors que ses « clients », pour la majorité d’entre eux, ne sont sensibles qu’au réel.

Il est de notoriété publique que le système carcéral français est sous-développé, que nous manquons dramatiquement de places de prison, mais une investigation un peu plus poussée révèle que la prison française est axée sur le « long séjour ». Elle n’est pas faite pour de courtes peines, effectivement exécutées, susceptibles de refroidir sérieusement les primo-délinquants. La différence avec le système hollandais dont nous parlions plus haut est patente : la France a laissé s’instaurer un cercle vicieux dans lequel, faute de punition à la première incartade, les sanctions arrivent trop tard, lorsque sont commis des délits plus graves, passibles de peines plus longues.

Que faire ?

Les changements ne s’opèrent pas en un tournemain : ils requièrent plusieurs évolutions importantes, à commencer par l’accroissement du nombre des places en prison. Il y a là un goulot d’étranglement : la surpopulation carcérale actuelle rend extrêmement difficile le passage à une pratique de type hollandais, qui inflige beaucoup de peines légères, sans « laisser passer » les petits délits. Le dicton « qui vole un œuf vole un bœuf » doit être accompagné par son complément naturel : « qui punit vite et bien tout vol d’un œuf a beaucoup moins l’occasion de punir le vol d’un bœuf ».

Il faudra certes procéder à des créations de postes, mais des gains de productivité peuvent être réalisés. La coordination entre les services semble poser actuellement des problèmes, qui engendrent une perte d’efficacité. L’outil informatique peut et doit être rendu plus performant et plus fiable. Certaines procédures sont probablement révisables dans le sens d’une plus grande efficacité. Des formalismes peuvent être allégés. La fonction de greffier, actuellement « on the spot », devra être rendue plus gratifiante, avec des possibilités d’accès à la magistrature. Bref, le chantier est considérable, mais nous en sommes à un point d’engorgement tel que ne rien faire de vraiment sérieux serait une faute grave de la part de nos dirigeants.

Notre justice est lourde, il lui faut devenir agile. Elle ne doit pas se transformer en une sorte d’usine où l’on fabrique des jugements à la chaîne, elle peut et doit rester en quelque sorte artisanale, mais il lui faut pratiquer un artisanat astucieux, produisant du cousu main pour le prix d’une fabrication en grande série. Le défi est formidable, donc exaltant.

Faire travailler les délinquants

Le défi existe pareillement pour l’application des peines et pour l’incarcération, susceptible d’être pour une part remplacée par des travaux d’intérêt général organisés avec beaucoup de soin et de professionnalisme. Le principe de réparation est en effet un principe majeur, qui devrait prendre une large place dans l’univers pénal : il importe que celui qui a causé du tort soit astreint à le réparer, dans toute la mesure du possible. Le droit à réparation est fondamental pour les victimes, et le devoir de réparation ne l’est pas moins pour remettre les délinquants dans le droit chemin.

Il faut trouver le moyen de faire travailler productivement une importante proportion des coupables, partie pour financer la Justice, partie pour dédommager les victimes, partie pour eux-mêmes. Il est tout-à-fait anormal que le budget de la Justice ne provienne pas, pour une part significative, du travail des coupables. La prison consistant à être – plutôt mal, et à des prix exorbitants – logé, nourri, blanchi aux frais de la princesse, lorsqu’on a commis un délit, est obsolète. La Justice ne doit pas rester un fardeau financier pour les honnêtes citoyens, c’est une situation ridicule, indigne d’un pays comme la France.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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