Retraites : le mauvais argument de l’espérance de vie

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Par Jean Gadrey Publié le 10 septembre 2013 à 4h26

Le grand argument de vente de toutes les réformes des retraites depuis vingt ans (Balladur en 1993, Fillon en 2003, Woerth en 2010, Ayrault en 2013) est démographique. Puisque nous vivons plus longtemps, il faut cotiser plus et plus longtemps, partir à la retraite plus tard, et réduire le pouvoir d'achat des retraités. Faute de quoi les « actifs » ne pourront supporter le poids des vieux « inactifs ».

L'idée du « fardeau vieux » a été traitée sur le mode de l'humour noir par Régis Debray dans un essai savoureux, Le plan vermeil (Gallimard). L'auteur y exposait d'abord les raisons qui exigent d'en finir avec les (trop) vieux, au nom d'une économie saine débarrassée de ce poids. Puis il présentait un plan ambitieux permettant d'atteindre cet objectif : l'euthanasie joyeuse. Il rejoignait dans la dérision des propos convaincus de Jacques Attali en 1981 : « Dès qu'il dépasse 60-65 ans l'homme vit plus longtemps qu'il ne produit et il coûte cher à la société... Je suis pour ma part en tant que socialiste contre l'allongement de la vie. L'euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures. ». Jacques Attali fêtera ses 70 ans en novembre et, fort heureusement pour lui, il semble avoir changé d'avis. Nous lui souhaitons une vie longue et heureuse, bien que coûteuse.

Sur un mode semblable, d'autres font valoir qu'après tout il n'est pas certain que l'espérance de vie poursuive sa progression dans les pays riches. Elle a même commencé à stagner aux États-Unis depuis 2011 et à baisser nettement en Grèce. La montée des inégalités et de la pauvreté, l'austérité renforcée en Europe, les effets sanitaires de la crise écologique, seraient alors de précieux atouts, n'exigeant pas le recours à l'euthanasie.

Le fantasme d'une société de vieux

Plus sérieusement, est-il vrai que les vieux soient trop nombreux et trop coûteux, ce qui justifierait vingt ans de réformes socialement régressives ? Rien n'est moins sûr, en dépit d'une intense propagande, dont fait partie le « fléau du vieillissement » de Valérie Pécresse, ou Le Monde assurant que « les vieux sont en passe de devenir majoritaires ». Autant de fantasmes : même en 2060, où l'on devrait atteindre la proportion maximale de plus de 60 ans, il y aurait selon l'Insee un tiers de moins de 30 ans, un tiers de 30-60, et un tiers de plus de 60 ans.

Mais le « coût d'entretien » de ces vieux n'est-il pas insupportable ? Nos réformateurs exhibent alors l'implacable ratio retraités/actifs, ou son cousin, le « ratio de dépendance vieillesse », défini comme le rapport entre le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans et la population en emploi. Vous rendez-vous compte, assènent-ils, on va passer de 0,54 personnes âgées par actif en 2010 à 0,81 en 2050, soit une progression de 50 % !

Or l'usage prioritaire de ce seul indicateur est trompeur. Pour une raison simple : les retraités ne sont pas les seules personnes économiquement « dépendantes » des personnes en emploi. Les richesses économiques produites par les actifs occupés sont aussi partagées avec les autres « inactifs », jeunes ou moins jeunes, ainsi que les chômeurs. Le ratio dit de dépendance économique (personnes sans emploi de tous âges / personnes en emploi), permet de mesurer ce phénomène.

Sa progression prévue est quatre fois moins forte que celle du ratio de dépendance vieillesse : + 13 % entre 2010 et 2050. En fait, selon l'Insee il serait en 2050 au même niveau qu'en 1993 ! Tout simplement parce que l'augmentation de la proportion de personnes âgées a été et sera en bonne partie compensée par la diminution de la proportion de jeunes. Et, contrairement à une idée reçue, le « coût d'entretien » des personnes âgées n'est pas plus élevé que celui des jeunes.

Oui, il faudrait mobiliser dans les décennies à venir des recettes publiques supplémentaires au titre des retraites, non pas pour des raisons démographiques qui s'avèrent très secondaires, mais pour améliorer la vie des retraité-e-s, en commençant par ceux dont les revenus sont faibles ou très faibles. Ces sommes existent déjà, mais c'est une autre histoire.

Sur les retraites, voir, sur le blog de Jean Gadrey, ce billet d'octobre 2010, celui-ci également, et cet autre de juillet 2013.

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Jean Gadrey, né en 1943, est un économiste français spécialiste des services et des indicateurs de richesse. Ancien professeur à l'Université de Lille.Critique de la théorie économique néo-classique dominante en sciences économiques et du « néolibéralisme », il se consacre, depuis quelques années, à des recherches sur les indicateurs de richesse et les limites de la croissance économique. Il est notamment membre du Conseil scientifique de l'organisation altermondialiste Attac. Outre ses articles et livres scientifiques, il a publié de nombreux articles dans des revues de vulgarisation comme Alternatives économiques, ou dans les journaux Le Monde et Politis.

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