Le rôle assurantiel de l’Etat en période de « cygnes noirs »

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Par Jacques Bichot Publié le 17 avril 2020 à 14h39
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50%50% des PME françaises craignent la faillite.

La crise économique liée au coronavirus va, d’ici quelques mois, passer au premier plan par rapport à la crise sanitaire. Un nombre impressionnant d’entreprises de toutes tailles se retrouvent déjà avec d’énormes difficultés. Pour ne prendre qu’un exemple, celui des entreprises liées au transport, la SNCF et les entreprises de transport urbain, à commencer par la RATP, ne fonctionnent plus qu’au dixième de leur niveau habituel ; les constructeurs d’automobiles n’en vendent plus guère ; les avions sont entreposés sur certaines pistes, attendant d’avoir à nouveau des passagers ; les bateaux de croisière, particulièrement les monstres flottants faits pour embarquer des milliers de touristes, restent à quai. Que ce soit pour les salariés ou pour les actionnaires, c’est la catastrophe. Mais c’est aussi la Bérézina pour l’hôtellerie, la restauration, les centres commerciaux, le BTP, etc. Que faire pour que l’activité puisse redémarrer lorsque le COVID-19 aura été dompté ?

La puissance de l’imprévisible

Les sinistres « ordinaires » sont pris en charge par des organismes d’assurance. Ceux-ci disposent d’actuaires, spécialistes du calcul des probabilités, qui étudient la fréquence et la gravité des sinistres : cela permet aux assureurs de promettre une indemnisation convenable, en cas de sinistre, à ceux qui paient les primes. Mais le métier d’assureur a des limites : il ne peut se pratiquer correctement que si les sinistres surviennent avec une sage régularité. Pour les accidents de la circulation, en période normale leur nombre, leur répartition par niveaux de gravité, peuvent être prévus à l’avance, si bien que les assureurs peuvent calculer les primes à demander à leurs clients : suffisantes pour indemniser comme prévu et dégager une marge, sans être excessives, ce qui se traduirait par une fuite de la clientèle vers des assureurs moins gourmands.

Mais les prévisions, les beaux calculs probabilistes, peuvent se trouver totalement démentis. C’est le moment de lire ou de relire l’ouvrage qui a donné un nom à ces évènements qui sortent de l’ordinaire : cygnes noirs. Nassim Nicholas Taleb a publié en 2007 The Black Swan. The impact of the Highly improbable. La traduction française a suivi en 2011, aux Belles Lettres. Le sous-titre est important lui aussi : La puissance de l’imprévisible.

Nous sommes précisément, depuis quelques mois, confrontés à un puissant imprévisible. Nous avions vu défiler depuis des lustres beaucoup de cygnes blancs, des événements susceptibles d’être traités statistiquement au moyen de la fameuse courbe de Gauss ; puis est arrivé celui que personne n’attendait, celui qui vient « tous les 36 du mois », comme on dit familièrement, et pour lequel on n’avait donc pas mis de couvert pour le repas auquel, sans prévenir, il s’est invité.

Mon histoire de convive imprévu n’est pas complète : il faut ajouter que ce pique-assiette n’est pas n’importe qui. Le cygne noir de Taleb n’est pas simplement imprévu : il est extraordinairement important. L’invité surprise n’est pas un ancien condisciple perdu de vue depuis trente ans : c’est la reine d’Angleterre ! Ou disons plutôt, vu l’origine de l’épidémie, que c’est Xi Jinping, l’homme le plus puissant de notre planète … Mais je sous-estime encore ce cygne noir : la puissance du coronavirus dépasse même celle du potentat chinois.

Comment assurer l’inassurable ?

Nous sommes dans une de ces situations exceptionnelles, où les manières usuelles de penser et d’agir sont inefficientes. L’assurance classique est impuissante contre la morsure du cygne noir. La catastrophe internationale ne peut être traitée que par le recours au contrat de solidarité implicite qui nous lie en tant qu’êtres humains. Cela signifie premièrement un traitement à l’échelle de chaque nation, et deuxièmement un traitement international.

En ce qui concerne notre pays, les pouvoirs publics ont un devoir bien plus difficile à remplir que la simple mise en place du confinement : il s’agit en quelque sorte de remplacer les assurances, parce que le sinistre qui s’est produit est d’une ampleur qui les dépasse. C’est à l’Etat de répartir entre les citoyens la perte infligée par l’épidémie. L’expression « citoyens » n’est d’ailleurs pas vraiment adéquate, car il convient de réaliser une péréquation des pertes non seulement entre les ménages, mais aussi entre tous les corps intermédiaires, à commencer par les entreprises.

Si l’on veut utiliser le mot « solidarité » pour ce partage a posteriori des conséquences économiques désagréables de l’épidémie, faisons-le, mais en ayant bien conscience du fait qu’il s’agit plutôt d’une assurance implicite liée à notre commune citoyenneté. Le pacte national qui nous lie les uns aux autres et à la France inclut en quelque sorte une disposition analogue à celle qui existe pour chaque famille, et qui est la base du mariage : « unis pour le meilleur et pour le pire ». Le pire étant arrivé, comment organiser la mise en commun qu’implique le mot « fraternité », l’un des trois mots fondateurs de notre pacte national ?

Il va falloir évaluer les dommages subis, et déterminer les prélèvements à effectuer sur les moins touchés au profit des plus atteints. Concrètement, trois instruments peuvent jouer un rôle essentiel : la fiscalité, les dédommagements, et les prélèvements, dont l’érosion monétaire sera probablement le principal.

Crédit et inflation

La fiscalité permet théoriquement de prélever sur les ménages qui auront été relativement épargnés par la crise au profit de ceux qui ont été touchés de plein fouet. Mais ne nous faisons pas d’illusion : le produit des impôts sera en baisse, insuffisant pour couvrir les dépenses habituelles de l’Etat, il ne faut donc pas trop compter sur la fiscalité, même si un relèvement temporaire de la pression fiscale sur les hauts revenus doit évidemment faire partie du plan d’ensemble. La technique la plus efficiente, dont la mise en œuvre a déjà commencé, est le recours massif de l’Etat à l’endettement, recours suivi d’une hausse du niveau général des prix. C’est la manière la moins mauvaise de procéder pour étaler dans le temps le prélèvement qui sera inévitablement pratiqué sur les ménages (à l’exception des pauvres).

Autrement dit, le recours à l’endettement public va permettre de ne pas immédiatement faire sentir aux ménages l’ampleur de leur appauvrissement, conséquence inéluctable de ce qui se passe actuellement. Ensuite, une fois réalisé le redémarrage de l’activité économique, la fonte progressive des « économies » (la baisse du pouvoir d’achat de chaque euro épargné) sera compensée par l’amélioration des revenus d’activité. En somme, nous aurons surnagé un certain temps sur une mer ayant subi une rude tempête, avec l’aide de bouées remplies de vent (des avoirs monétaires ou quasi-monétaires trop importants au regard de la réalité) puis, quand le calme sera revenu les bouées devenues inutiles se dégonfleront et nous nagerons sans elles.

Le problème planétaire

Ce qui précède, si l’on en restait là, serait terriblement égoïste : notre petit pays n’est vraiment pas à plaindre au regard de ce qui arrive dans la moitié sous-développée de notre planète ! Certes, il faut le tirer d’affaire, lui rendre son dynamisme, mais en ayant conscience du fait qu’interrompre l’aide aux plus pauvres serait inhumain et contreproductif. Non seulement il ne s’agit pas de sombrer dans l’égoïsme, mais il faut même augmenter fortement notre aide. Rappelons-nous La Fontaine, Le lion et le rat : « il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : on a souvent besoin d’un plus petit que soi ».

Comment aider intelligemment le Tiers-monde ? Un livre entier ne suffirait pas à le dire, mais en quelques mots indiquons simplement la direction. Primo, aider n’est pas seulement, ni même principalement, donner. Il faut acheter, et acheter à des prix permettant aux travailleurs œuvrant pour nous de ne pas vivre dans la misère. Cela veut dire n’être clients que d’entreprises acceptant une vérification de la rémunération correcte de leur personnel. L’économie de marché est une bonne chose si et seulement si ceux qui la pratiquent se soucient en même temps de ce genre de problèmes.

Nous avons pléthore de bureaucrates qui surveillent nos entreprises : affectons-en une partie à la surveillance de nos fournisseurs étrangers, les sociétés françaises apprécieront de leur servir un peu moins de cibles, et ils seront bien plus utiles. Le principe du « commerce équitable », qui prévoit une rémunération correcte des producteurs situés dans le Tiers-Monde, ne doit pas servir à fournir à des ploutocrates l’occasion de s’enrichir davantage en nous vendant plus cher sans pour autant mieux rémunérer leur personnel. Les travailleurs français de secteurs durement menacés par la concurrence des pays à main-d’œuvre bon marché apprécieront cette manière de faire et contribueront plus volontiers au redressement de notre économie.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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