Doctolib est condamné pour abus de position dominante à 4,665 millions d’euros. L’Autorité de la concurrence retient des clauses d’exclusivité, des ventes liées et un rachat « prédatoire ». Doctolib conteste, annonce un appel et affirme n’équiper qu’environ 30 % des soignants français.
Doctolib écope de 4,7 millions d’euros d’amende pour abus de position dominante

Le 6 novembre 2025, l’Autorité de la concurrence a sanctionné Doctolib pour avoir abusé de sa position dominante sur deux marchés clés : la prise de rendez-vous médicaux en ligne et la téléconsultation. Ces services, devenus centraux dans l’organisation des cabinets et le parcours des patients, ont fait de Doctolib un acteur incontournable, dont les pratiques commerciales étaient scrutées depuis plusieurs années. L’entreprise rejette les conclusions de l’Autorité et annonce qu’elle fera appel, ouvrant un nouveau chapitre dans un dossier qui dépasse largement le cas d’une seule plateforme.
Un verrouillage du marché par des contrats jugés restrictifs
Au cœur de la décision, l’Autorité pointe des clauses contractuelles restées en vigueur jusqu’en septembre 2023. Ces clauses imposaient, selon le dossier, des obligations d’exclusivité ou des ventes liées entre les différents services proposés par Doctolib. Les praticiens devaient parfois s’abonner à Doctolib Patient pour accéder à la brique Téléconsultation, ce qui, pour l’Autorité, avait pour effet d’étendre mécaniquement la base de clients du service principal. La logique économique est simple : en obligeant les soignants à utiliser plusieurs modules de la même plateforme, l’entreprise renforçait son effet de réseau et consolidait sa présence, rendant l’entrée de concurrents difficile, voire impossible.
Cette lecture est appuyée par des documents internes saisis lors de l’enquête. On y trouve des formulations directes, rarement visibles dans des procédures de concurrence, qui ont marqué les enquêteurs. L’Autorité cite notamment des notes internes mentionnant la volonté de « ne laisser aucun cabinet à la concurrence » ou encore de devenir « une interface obligatoire […] afin de les verrouiller tous les deux », en faisant référence aux médecins et aux patients. Pour l’Autorité, ces éléments illustrent une stratégie de verrouillage et une intentionnalité commerciale incompatible avec les règles applicables à une entreprise dominante.
La dominance de Doctolib confirmée par des années de données chiffrées
Pour caractériser un abus, encore faut-il démontrer une position dominante. L’Autorité détaille longuement celle occupée par Doctolib depuis plusieurs années. Sur la prise de rendez-vous médicaux en ligne, les parts de marché de la plateforme dépassent 50 % depuis 2017 et grimpent parfois jusqu’à 90 %, selon les périodes et les indicateurs. Cette progression s’explique en partie par les effets de réseau massifs : plus une plateforme concentre de patients et de cabinets, plus elle devient attractive, et plus il devient coûteux pour les professionnels de changer d’outil.
La tendance est comparable sur la téléconsultation. Depuis 2019, Doctolib dépasse les 40 % de parts de marché, que l’on mesure par le nombre de clients ou le volume d’actes transmis. Là encore, la dynamique du marché est structurée par les usages nés pendant la pandémie, lorsque les outils numériques se sont imposés dans la relation entre médecins et patients.
Doctolib conteste toutefois vigoureusement cette lecture. L’entreprise affirme n’équiper qu’environ 30 % des soignants français et juge que la décision « présente une lecture erronée » de son activité. Elle insiste sur le fait que d’autres solutions existent et que le taux d’équipement ne traduit pas une domination absolue. L’appel à venir reposera en grande partie sur cette divergence d’analyse du marché pertinent et du pouvoir effectif de la plateforme.
Le rachat de MonDocteur : un tournant réinterprété à la lumière de Towercast
La décision ne se limite pas aux contrats. L’Autorité examine également l’acquisition de MonDocteur, réalisée en 2018. À l’époque, cette opération n’avait pas été notifiée, car elle se situait sous les seuils légaux de contrôle. Mais la jurisprudence européenne Towercast, rendue en 2023, a ouvert la voie à un examen a posteriori des acquisitions sous seuils lorsqu’elles renforcent une position dominante.
En appliquant cette logique, l’Autorité estime que le rachat de MonDocteur a éliminé un concurrent direct et crédible, réduisant les options disponibles pour les soignants. Cette analyse conduit à une sanction spécifique de 50 000 €. Le montant est faible par rapport au reste de l’amende, car l’Autorité reconnaît qu’avant Towercast, l’incertitude juridique était réelle. Mais l’inclusion de ce volet dans une décision d’abus montre que la régulation des plateformes numériques s’est durcie, même pour des opérations anciennes.
Une décision qui pourrait peser sur toute la e-santé
En plus de l’amende, Doctolib devra publier un résumé de la décision dans le Quotidien du Médecin, en version papier et en ligne. Cette injonction de publicité vise à informer directement les utilisateurs professionnels, qui structurent l’écosystème de la plateforme. Elle signale surtout la volonté de l’Autorité de faire de cette décision un repère dans un marché où la transparence et la régulation sont devenues essentielles.
La portée de cette affaire dépasse largement le cadre de la santé numérique. Elle rappelle que, même dans un marché innovant et en croissance, les règles de la concurrence s’appliquent avec la même rigueur. Exclusivités, ventes liées et rachats de concurrents — trois leviers souvent utilisés dans les plateformes numériques — sont désormais examinés sous un angle plus strict, surtout lorsque des documents internes révèlent une stratégie explicite de verrouillage.
Doctolib conteste la décision et prépare son appel. Celui-ci portera sur la définition des marchés, le pouvoir réel de l’entreprise et la qualification d’abus. Mais quelle que soit l’issue, la décision du 6 novembre 2025 restera comme un signal : la santé numérique n’échappe plus à la jurisprudence la plus récente, ni à l’analyse la plus détaillée des pratiques commerciales.
