Le bilan économique d’Erdoğan

Anne O. Krueger, ancienne économiste en chef de la Banque mondiale et ancienne première directrice générale adjointe du Fonds monétaire international, est professeure principale de recherche en économie internationale à la Johns Hopkins University School of Advanced International Studies.

Anne O. Krueger, Anne O. Krueger, ancienne économiste en chef de la Banque mondiale et ancienne première directrice générale adjointe du Fonds monétaire international, est Senior Research Professor en économie internationale à la School of Advanced International Studies de la Johns Hopkins University et Senior Fellow au Center for International Development de l'Université de Stanford.
Par Anne O. Krueger Publié le 3 juillet 2023 à 7h30
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5,3%Le PIB de la Turquie a connu une croissance de 5,3% en 2022.

La tournée de la victoire du président turc Recep Tayyip Erdoğan après sa réélection du mois dernier sera de courte durée, car son pays est au bord de l'effondrement économique. L'économie turque était déjà en crise lorsque le Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdoğan est arrivé au pouvoir pour la première fois, en 2002. À l'époque, les Turcs souhaitaient massivement adhérer à l'Union européenne. Le gouvernement de l'AKP, dirigé par Erdoğan de 2003 à 2014, date à laquelle il est devenu président, a donc mis en œuvre des réformes économiques et déposé une demande d'adhésion.

En 2010, ces réformes ont donné les résultats escomptés. Le revenu par habitant avait triplé, amenant la Banque mondiale à classer la Turquie parmi la tranche supérieure des pays à revenu intermédiaire (upper middle income). Le taux d'inflation, qui avait culminé à plus de 100 %, était tombé à un chiffre, alors même que l'économie connaissait une croissance rapide. Malgré ces progrès, les négociations d'adhésion à l'Union européenne étaient au point mort. La perspective d'adhésion s'éloignant rapidement, Erdoğan commença à tourner le dos à l'Europe. Sa nouvelle stratégie politique a consisté à faire appel à la religiosité des Turcs ruraux, ce qui implique de passer de la compétence technocratique au populisme autoritaire.

Avec une population de 85 millions d'habitants et un voisinage géopolitique qui comprend l'Union européenne, la Russie et le Moyen-Orient, Erdoğan allait toujours devoir jouer un jeu diplomatique compliqué. Après avoir échoué à obtenir des États-Unis une liste d’avions de chasse et d'autres armements, il a acheté des armes à la Russie. L'année dernière, il a aidé à négocier un accord avec la Russie pour permettre le transport de céréales à partir des ports ukrainiens, et il continue de bloquer l'entrée de la Suède dans l'OTAN, en invoquant le refuge que la Suède offre à des individus liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

L'abandon de l'UE est peut-être le plus visible dans les politiques économiques d'Erdoğan, qui sont devenues de moins en moins orthodoxes et de plus en plus erratiques. Pour financer des projets d'infrastructure ambitieux – notamment un troisième pont sur le Bosphore, un nouveau canal, un nouvel aéroport et un palais présidentiel de plus d'un millier de pièces – il s'est appuyé de plus en plus sur les entrées de capitaux pour compenser les déficits croissants des comptes courants de la Turquie. Puis, alors que l'inflation augmentait, il a insisté pour que les taux d'intérêt soient abaissés, ce qui est exactement le contraire de la pratique habituelle des banques centrales (sans parler du bon sens économique). Comme on pouvait s'y attendre, cela a entraîné une chute du taux de change de la lire, dont Erdoğan espérait qu'elle encouragerait la croissance des exportations. Enfin, après cinq années de dépréciation de la lire, il a tenté en vain d'enrayer la chute afin de compenser l'inflation.

Au début de l'année 2022, la situation économique de la Turquie était déjà désastreuse. L'inflation avait augmenté jusqu'à atteindre des taux à trois chiffres, le taux de change était devenu sérieusement surévalué et le déficit des comptes courants augmentait rapidement – tout cela en raison de ce que The Economist a appelé « l'économie vaudou d'Erdoğan ».

Persuadé que l'inflation pouvait être maîtrisée par des réductions de taux d'intérêt, il a changé quatre fois de gouverneur de banque centrale en autant d'années. Sous sa direction, des mesures spéciales ont été mises en œuvre pour attirer les capitaux étrangers afin de financer ses ambitieux programmes de dépenses. Il s'est notamment engagé publiquement à ce que les Turcs qui détiennent des dépôts bancaires en lires soient indemnisés pour toute dépréciation supérieure au taux d'intérêt. Au début de l'année 2023, ces dépôts représentaient un montant estimé à 125 milliards de dollars, soit environ un septième du PIB de la Turquie en 2022.

Comme si cette dépense imminente n'était pas déjà assez lourde, le gouvernement a également mis en place une série de politiques peu judicieuses en vue de l'élection présidentielle de mai. Les dépenses publiques ont été augmentées et le salaire minimum a été relevé de 55 %. Les Turcs ont reçu un mois d'essence gratuite, et bien d'autres choses encore. Il n'est donc pas surprenant que l'inflation ait atteint un taux annualisé de près de 100 % et que les biens de consommation de base, tels que le pain (subventionné), soient en pénurie.

Puis il y a eu le tremblement de terre de magnitude 7,8 dans le sud-est de la Turquie au début du mois de février, qui a tué plus de 55 000 personnes et détruit des logements, des routes et d'autres infrastructures à une échelle énorme. Les ressources nécessaires au redressement et à la reconstruction auraient mis à rude épreuve même un gouvernement dont les finances étaient en ordre.

En fait, la seule raison pour laquelle l'économie turque n'était pas déjà en pleine crise longtemps avant l'élection est qu'Erdoğan a réussi à obtenir le soutien financier d'autres pays, en particulier de l'Arabie saoudite. En tirant parti de la position géopolitique de la Turquie, il a pu continuer à dépenser sans compter jusqu'à ce que les Turcs votent. Mais, maintenant qu'il a remporté un nouveau mandat, un bilan économique s'annonce. À moins que d'autres pays ne soient disposés à continuer à financer les dépenses publiques excessives de la Turquie (et ses politiques de taux d'intérêt contre-productives), il devra entreprendre de sérieuses réformes. Dans le cas contraire, la Turquie perdra son accès aux marchés internationaux des capitaux et ses perspectives économiques deviendront catastrophiques.

Erdoğan a déjà nommé un nouveau ministre des finances et un nouveau gouverneur de la banque centrale, tous deux très respectés. Si la nouvelle administration entreprend une série de réformes des politiques économiques – notamment en augmentant suffisamment les taux d'intérêt, en autorisant la dépréciation de la lire et en adoptant un budget réaliste – elle pourrait encore éviter un effondrement et s'engager sur la voie d'une croissance plus durable. Mais ce succès impliquerait des ajustements douloureux.

Si le nouveau gouvernement ne s'attaque pas aux problèmes sous-jacents ou n'obtient pas un financement supplémentaire de la part de pays amis, une crise deviendra inévitable. Ce serait une nouvelle tragédie pour la Turquie et un nouveau défi majeur à relever pour l'Europe et le reste du monde.

© Project Syndicate 1995–2023

Anne O. Krueger, Anne O. Krueger, ancienne économiste en chef de la Banque mondiale et ancienne première directrice générale adjointe du Fonds monétaire international, est Senior Research Professor en économie internationale à la School of Advanced International Studies de la Johns Hopkins University et Senior Fellow au Center for International Development de l'Université de Stanford.

ancienne économiste en chef de la Banque mondiale et ancienne première directrice générale adjointe du Fonds monétaire international, est Senior Research Professor en économie internationale à la School of Advanced International Studies de la Johns Hopkins University et Senior Fellow au Center for International Development de l'Université de Stanford.

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