Faim dans le monde : la prochaine crise sera-t-elle alimentaire ? Episode III

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Par Bruno Parmentier Modifié le 8 mars 2021 à 8h08
Faim Crise Alimentaire Monde Parmentier Episode 3
70%Une ville comme la Havane produit maintenant sur place 70 % de sa consommation de fruits et légumes.

Vous n'avez pas lu l'épisode I, retrouvez-le sur EconomieMatin et pour l'épisode II, c'est par ici.

3. On ne peut nourrir tout le monde qu'avec une logistique et une solidarité sociale sans faille, ce qui risque de faire défaut dans de nombreux pays.

La production agricole est une condition nécessaire mais absolument pas suffisante pour lutter contre la faim.

On peut très bien souffrir de la faim dans un pays qui produit beaucoup de nourriture et qui en exporte au monde entier ! À l'inverse, on peut arriver à manger partout, même dans les zones surpeuplées ou semi désertiques. Pour que tout le monde mange, il faut évidemment de la paix sociale, un état fort, une excellente logistique, et des revenus stables pour toutes les mères de famille et les personnes isolées.

Il y a encore un siècle, on n'était pas bons en techniques agricoles et encore moins en transports internationaux ; la faim était encore une sorte de fatalité due en particulier aux conséquences désastreuses des incidents climatiques ; même si, dans les pays où il y avait un gouvernement fort, on arrivait à stocker des céréales pendant les années « de vache grasses » pour atténuer les conséquences des années de « vaches maigres ». Ce n'est absolument plus le cas aujourd'hui : on sait produire efficacement de la nourriture et on sait la transporter d'un continent à un autre en cas de besoin urgent ; la faim est donc devenue une pure construction de l'homme, fille de la cupidité, de l'incurie et de l'indifférence !

Pour que la nourriture arrive au fin fond du dernier village isolé, il ne suffit pas de faire accoster un cargo dans le port, il faut disposer de toute une chaîne logistique extrêmement efficace : des dockers, des douaniers, des routes carrossables, des camions, des silos, une succession d'intermédiaires qui s'abstiennent de spéculer exagérément… sans compter l'absence de pillards, de guérillas, voir de soldats réguliers incontrôlés ! C'est vraiment beaucoup demandé dans un grand nombre de pays ; en gros là ou il n'y a pas d'état on peut être assuré que les assiettes seront vides ! Or cette situation a une fâcheuse tendance à se développer dans des zones extrêmement sensibles comme au Sahel, mais aussi par exemple en Haïti ou à Madagascar.

Importation de riz au Cameroun

On a vu par exemple au début du confinement français en 2020 que la fermeture subite de tous les restaurants et cantines au profit de la prise de nourriture à domicile a provoqué des ajustements compliqués, lorsqu'il a fallu fournir la farine par paquet d'un kilo ou les œufs par boite de 6 au lieu de les livrer par camions entiers ! Nous avons eu plus de peur que de mal et finalement nous n'avons pas connu de pénurie, mais nous avons pu mesurer la complexité de la logistique alimentaire et la nécessité d'avoir des approvisionnements locaux en circuits courts pour au moins une partie de notre consommation alimentaire ; imaginons ce qui se serait passé pour les Parisiens si le marché de Rungis était devenu un cluster Covid au point que l'on doive le fermer, comme on avait fermé l'aéroport d'Orly tout proche !

Mais on n'est pas encore au bout du chemin : si la nourriture arrive chez l'épicier du village mais que les mères de famille n'ont absolument aucunes liquidités, elles n'y auront pas accès et leurs enfants auront faim. Les systèmes d'allocations familiales, ou de secours d'urgence, qui permettent de leur distribuer un minimum de revenus sont alors absolument décisifs.

Citons par exemple le programme Faim zéro mis en place au Brésil du temps du président Lula, qui consistait à donner 40€ mensuels à la mère de famille pour chaque enfant scolarisé, sous forme de bons fléchés ne pouvant servir qu'à des achats alimentaires, avec au moins à 30 % de denrées issues de l'agriculture familiale locale. En quelques années, ce programme a permis à 20 millions de Brésiliens de sortir de la pauvreté (ils sont passés de 28 à 10 % de la population), réduit la malnutrition infantile de 61 %, la mortalité infantile de 45 % et la pauvreté rurale de 15%, en favorisant l'agriculture locale et la consommation de produits locaux. Malheureusement, le président Bolsonaro y a mis fin !

Mais ce concept a été repris, sous diverses formes, par différents pays comme le Mexique (« Sin hambre ») ou l'Inde (« National food security bill ») et au final par les Nations-Unies , son Programme de développement PNUD , ainsi que le Programme alimentaire mondial. On avait même rêvé d'éradiquer la faim d'ici l'année 2030 par ce biais, objectif qui évidemment ne sera absolument pas atteint ; tout porte à croire au contraire que le nombre de personnes sous-alimentées va augmenter sensiblement dans les années qui viennent.

On peut même observer que, dans des pays comme la France qui sont les plus avancés au monde en termes de solidarité sociale, le problème de la faim a resurgi avec une nouvelle acuité lors de la crise Covid. L'équipement légal y est très riche et diversifié : assurance chômage, allocations familiales, revenu minimum d'insertion, allocations d'adulte handicapé, retraites, bourses scolaires, cantines subventionnées, etc. Il a en plus été considérablement renforcé à l'occasion de la crise Covid avec le célèbre « Quoi qu'il en coûte ». Et pourtant on s'aperçoit que, même dans un pays très organisé, l'économie informelle continue à jouer un rôle très important et que quand elle s'arrête de nombreuses personnes sombrent dans la pauvreté crue. Lorsqu'on est isolé, qu'il n'y a plus de possibilité d'arrondir les fins de mois par des petits boulots, et que les cantines et restaurants universitaires ferment, le problème de l'accès à la nourriture se pose à nouveau de façon cruciale. Tous les organismes de compensation de dernière ligne, comme les Banques alimentaires, Restaurants du cœur, Secours Populaire ou Catholique, etc., ont été beaucoup plus sollicités qu'auparavant, alors même que leurs sources d'approvisionnements se tarissaient, puisque, pour une bonne part ils redistribuaient des aliments issus de l'immense gâchis de notre société industrielle ; quand les cantines et restaurants sont fermés, ils ne donnent plus de nourriture à ces organismes ! On voit ainsi s'allonger les files d'attente pour obtenir de la nourriture dans des pays qui n'en avait plus vu depuis des décennies…

Aux USA comme en France, on redécouvre les queues pour obtenir de la nourriture

Une autre manière de parer au plus pressé est de généraliser les jardins potagers individuels et collectifs ; d'ailleurs c'est un signe absolu de crise dans les pays riches, quand les banlieusards arrachent leurs rosiers pour planter des pommes de terre, ce qui a été constaté en particulier en Grèce pendant la grave crise qu'elle a connu récemment ! Mais dans les pays très urbanisés, avec un habitat dense comme la France, cette solution ne peut rester que marginale : on ne voit pas très bien comment les Parisiens feraient pour cultiver chacun leurs pommes de terre et leurs carottes ! En revanche ce moyen d'action reste absolument fondamental dans beaucoup de villes du tiers-monde, où l'accès aux fruits et légumes est extrêmement limité et ou l'urbanisme laisse un peu de place libre, ne serait-ce que sur les toits des maisons au Caire ou dans les rues elles-mêmes des bidonvilles de Nairobi.

L'exemple de Cuba, qui s'est trouvé dans une situation très délicate lors de l'éclatement de l'URSS, alors que son agriculture été pour la quasi-totalité tourné autour de la canne à sucre, a été exemplaire : une ville comme la Havane produit maintenant sur place 70 % de sa consommation de fruits et légumes, et en plus par des moyens complètement agros écologiques, puisque l'embargo organisé par les Etats-Unis l'empêche d'acheter des engrais et pesticides !

Au total, les défis pour se nourrir tous et bien sur la planète sont donc multiples et particulièrement d'actualité : va-t-on réussir à augmenter la production agricole mondiale malgré le réchauffement climatique, l'épuisement des ressources, et les dégâts croissants provoqués par l'agriculture intensive ? Va-t-on réussir à produire davantage dans les pays tropicaux pour les rendre relativement autosuffisants alors même que leur population va augmenter fortement ? Les systèmes de logistique et de solidarité sociale vont ils se développer ou au contraire régresser ?

On peut, si on le veut vraiment, se nourrir tous, même à 10 milliards, sur cette planète, mais justement, le veut on vraiment ? Le nombre de gens qui ont faim sur la planète Terre a été d'une navrante stabilité, quelle que soit la population, autour de 800 millions de personnes. C'est à dire qu'il y a autant de personnes qui ont faim en 2021 qu'en 2000, en 1950 ou en 1900 ! La vraie question, c'est : combien en voulons-nous en 2030 et en 2050 ?

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Bruno Parmentier, Ingénieur des mines et économiste, est l'ancien directeur (de 2002 à 2011) de l’ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Il est actuellement consultant et conférencier sur les questions agricoles, alimentaires et de développement durable.  Il a publié "Nourrir l'humanité"  et « Faim zéro » (éditions La Découverte), "Manger tous et bien » (Editions du Seuil), « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (publication libre sur Internet) et « Bien se loger pour mieux vieillir » (Editions Eres) ; il tient le blog "Nourrir Manger" et la chaîne You Tube du même nom. Il est également président  du CNAM des Pays de la Loire, de Soliha du Maine et Loire, et du Comité de contrôle de Demain la Terre, et administrateur de la Fondation pour l’enfance.

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