Chypre : les dépôts bancaires taxés entre 6,75 et 9,9% !

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Par Captain Economics Modifié le 18 mars 2013 à 6h15

Vendredi 15 mars au soir, une fois les marchés et les banques fermés, un meeting extraordinaire s'est tenu entre les membres de l'Eurogroupe et le gouvernement chypriote, afin de discuter de la mise en place d'un plan de sauvetage visant à éviter la faillite de la petite île méditerranéenne. Cela fait en effet plusieurs mois maintenant que l'on parle de la nécessité de mettre en place un plan de sauvetage pour "aider" le plus petit pays de la zone euro à restructurer son système bancaire, et le fait qu'un plan soit finalement adopté n'est pas vraiment une surprise. Comme toujours, lorsqu'une aide est versée par un organisme (que ce soit par le FMI, l'Union Européenne ou la BCE), cette aide est conditionnée à un ensemble de réformes à mettre en place pour remettre le pays dans le droit chemin. Mais ce qui est exceptionnel dans la mise en place dans ce plan à Chypre est le fait que le plan de sauvetage de 10 milliards d'euros soit conditionné à l'instauration d'une taxe sur les dépôts des épargnants chypriotes. De tous les épargnants...

Mettez-vous à la place d'un chypriote quelques minutes. Vendredi soir, vous rentrez tranquillement du boulot, et vous allez regarder l'état de vos comptes sur internet. Vous avez alors 10.000 euros sur votre compte, résultat de quelques années d'économie. Après une petite soirée bien arrosée vendredi soir, vous vous réveillez le samedi matin, vous allumez la radio et apprenez qu'un plan d'aide a été accordé à votre pays, mais que ce plan d'aide implique la mise en place d'une taxe de 6,75% sur les dépôts jusqu'à 100.000 euros, et de 9,9% pour les dépôts supérieurs à ce montant. Dans votre tête, vous vous dites alors "ah Nikos, arrête un peu la picole et réveille toi, c'est totalement impossible que le gouvernement taxe directement les dépôts". Et bien pourtant si... L'alcool ayant quitté votre corps et la nouvelle vous ayant été confirmée par votre voisin, vous commencez alors à paniquer.

Pour essayer de sauver vos économies, vous vous rendez à votre banque pour retirer de l'argent et avoir du cash au plus vite pour éviter que vos dépôts ne soient taxés. Et là c'est le drame, impossible de tirer de l'argent ; les distributeurs automatiques sont vides ou bien ont été bloqués. Vous avez envie d'aller à votre guichet pour gueuler ! Impossible aussi, le samedi et le dimanche, les banques sont fermées. Vous vous dites alors "vivement lundi" que je puisse enfin sauver mes économies avant la taxe. Mais le plan d'aide a été mis en place un vendredi soir après la fermeture des banques et des marchés et "comme par hasard", lundi 18 mars est un jour férié à Chypre, donc les banques sont fermées aussi. La vie est bien faite tout de même !

Vendredi soir, vous aviez alors 10.000 euros sur votre compte. Mardi matin, vous n'aurez plus que 9332,5 euros ! Pour être précis, le président chypriote a précisé que des actions des banques seront données en échange de la taxe, mais sans réellement précisé comment cela fonctionnera et en admettant à demi-mot que ces actions ne valaient actuellement quasi-rien (mais en cas de remontée des cours, cela pourrait faire que, dans le meilleur des mondes, les épargnants ne subissent in fine pas de perte).

"Total rescuing of deposits, with just the exchange of a small percentage of savings with shares of the two banks. Currently, these shares do not have their full value, but with the economic recovery they will repay most it not all of the amount that will be cut." Mr Nicos Anastasiades, président de la République de Chypre

Samedi, le président chypriote a essayé de justifier la nécessité de mettre en oeuvre tout cela (source : Republic of Cyprus - "Statement by the President of the Republic Mr Nicos Anastasiades"). Ce dernier explique que si l'accord n'est pas signé avant mardi, alors le pays sera en état de faillite pure et simple le 19 mars.

"On Tuesday, March 19 we would either choose the catastrophic scenario of disorderly bankruptcy or the scenario of a painful but controlled management of the crisis, which would put a definitive end to the uncertainty and restart our economy."

Mais quel est ce "scénario catastrophe" qui toucherait le pays mardi, et qui serait pire encore que le "douloureux" chemin des réformes et de la taxation des dépôts ? Si l'accord n'est pas ratifié par le parlement chypriote, la Banque Centrale Européenne cessera mardi de fournir des liquidités aux banques du pays, ce qui signifie la mort quasi-immédiate de nombreuses banques, un écroulement du système bancaire et un effet de contagion risquant d'entrainer la faillite du reste du pays. Le gouvernement étant totalement incapable de garantir les dépôts, les épargnants chypriotes perdront une grande partie de leur épargne avec les faillites bancaires.

Le second scénario, le scénario "douloureux mais contrôlé", implique donc la taxation des dépôts et la mise en place d'autres réformes (hausse de l'imposition sur les sociétés de 10 à 12,5% et privatisation dans le secteur public) et permettrait, je cite le président chypriote "un sauvetage historique et permanent du pays".

Pour remettre un peu les choses dans leur contexte, il faut savoir que le secteur bancaire à Chypre a une taille démesurée par rapport au reste de l'économie. Chypre est en effet un "petit" paradis fiscal, entre autre pour de très nombreux oligarques Russes, avec de plus de nombreux soupçons de blanchiment d'argent dans les banques chypriotes. Le plan d'aide est d'ailleurs aussi conditionné à la mise en place d'un audit sur le blanchiment d'argent, comme le rapporte l'Eurogroupe (source : "Eurogroup Statement on Cyprus")

"The Eurogroup welcomes the Terms of Reference for an independent evaluation of the implementation of the anti-money laundering framework in Cypriot financial institutions, involving Moneyval alongside a private international audit firm, and is reassured that the launch of the audit is imminent. In the event of problems in the implementation of the framework, problems will be corrected as part of the programme conditionality."

Chypre est un tout petit pays, avec un PIB d'environ 18 milliards d'euros (0,2% du PIB de la zone euro). La taxation des dépôts devrait rapporter environ 5,8 milliards d'euros, soit environ 32% du PIB. C'est tout simplement gigantesque ! C'est un peu comme si en France, on imposait une taxe rapportant 640 milliards d'euros (alors que pour rappel, on se bat actuellement pour savoir comment trouver environ 5 milliards d'euros). Chypre : la crise, la vraie !

L'instauration de cette taxe sur les dépôts pose deux questions importantes : (1) est-ce la meilleure solution à mettre en place pour sauver le pays et (2) quelles sont les conséquences possibles de cette taxe, à l'intérieur du pays mais aussi pour les autres pays de la zone euro ?

Pour répondre à la première question, il faut bien se rendre compte que dans la majorité des pays développés, la dette est insoutenable à long-terme. Certains vont devoir payer et encaisser des pertes, la question est de savoir "qui seront les grands perdants". Il est possible de restructurer les dettes : les perdants dans cette affaires sont les créanciers et les détenteurs de dettes. Il est aussi possible de taxer les flux, comme par exemple en augmentant la TVA ; dans ce cas, "les perdants" sont les consommateurs du pays. Enfin, le gouvernement peut choisir de taxer les stocks, comme c'est le cas pour cette taxe sur les dépôts (idem si taxe sur le patrimoine ou les actifs financiers).

Ce qui fait que cette taxe à Chypre est exceptionnelle est la violence et la vitesse de mise en place (en 3 jours, vous perdez entre 6,75 et 9,9% de vos dépôts), et le fait que cela touche l'ensemble des épargnants, même les plus pauvres. Une étude du Boston Consulting Group (source : "Back to Mesopotamia?: The Looming Threat of Debt Restructuring") évoquait la solution d'une "one-time wealth tax" pour permettre de rétablir toutes les dettes à un niveau soutenable. C'est finalement assez proche de ce qui est en train de se passer à Chypre, et bien que l'Eurogroupe se défend de dire que cette solution pourrait être appliquée à d'autres pays, si jamais cette taxe permet de restructurer le système bancaire sans créer une panique ingérable, autant vous dire tout de suite qu'il est loin d'être impossible (euphémisme), que cette solution ne soit pas appliquée à d'autres pays. Selon l'étude du BCG, il faudrait en France une taxe "unique et ponctuelle" de 19% sur l'ensemble des actifs financiers pour rétablir les dettes à un niveau soutenable. Oui oui, cela signifie bien que si vous avez 20.000 euros en actifs financiers et que du jour au lendemain, sur un scénario "à la chypriote", le gouvernement applique la recommandation du BCG, vous n'aurez plus que 16.200 euros d'actifs financiers.

"Mais c'est du vol Captain ! ". Oui, et alors ! (désolé, je n'ai pas trouvé d'arguments pour défendre cette pratique).

Tax-Actif-Financier

"In order to finance controlled restructuring, politicians could well conclude that it was necessary to tax the existing wealth of the private sector. Many politicians would see taxing financial assets as the fairest way of resolving the problem. Taxing existing financial assets would acknowledge one fact: these investments are not as valuable as their owners think, as the debtors (governments, households, and corporations) will be unable to meet their commitments." Boston Consulting Group

Mais quelles peuvent être les conséquences sur le reste de la zone euro ? C'est finalement là l'énorme incertitude de ce plan de sauvetage ! Et personne, surtout pas les marchés, n'aime l'incertitude ! Car plutôt que d'apporter 6 milliards supplémentaires en aide à Chypre (l'équivalent de ce que représente les gains de cette taxe pour le gouvernement... et finalement rien à l'échelle de l'Europe), les conséquences peuvent être catastrophiques pour le reste de la zone. Le plus grand risque est d'assister à des phénomènes de "bank-run" dans les autres pays en difficultés de la zone euro. Honnêtement, vous êtes espagnols / portugais / irlandais / grecs, vous faites quoi lundi matin à la première heure ? Et bien oui, vous allez à votre banque, vous retirez tout votre argent et vous ouvrer un compte bancaire dans un pays "sans risque" (Allemagne, paradis fiscal...). Si ce phénomène de bank-run a lieu des les pays du Sud de l'Europe, alors cela risque de mettre les banques de ces pays, déjà mal-en-point, davantage sous pression et de réactiver le risque d'éclatement de la zone alors même que la situation semblait s'être calmée depuis quelques mois.

Conclusion : La situation à Chypre est catastrophique, il est impossible de dire le contraire. Les dettes (privées comme publiques) sont insoutenables et il fallait bien à un moment ou à un autre que certains encaissent des pertes. Les gains de cette taxe représentent un montant énorme à l'échelle du pays (33% du PIB) mais ridicule à l'échelle de la zone euro (6 milliards, alors que le PIB de la zone euro est d'environ 10.000 milliards d'euros). L'imposition d'une taxe sur les dépôts de tous les épargnants, qui peut s'apparenter à du vol dans l'esprit de nombreux habitants, risque de ne faire que renforcer les sentiments anti-européens et l'opposition entre "le peuple" et "la troïka". Si l'on ajoute à cela le risque de contagion du phénomène de panique bancaire aux autres pays en difficultés de la zone, le Captain' a beaucoup de mal à comprendre cette décision de l'Eurogroupe. Trop de risque et trop d'injustice, pour un petit pays qui n'a finalement aucune raison de faire trembler à nouveau l'ensemble de la zone. Aux dernières nouvelles, Chypre a reporté la ratification du traité au lundi 18 mars, officiellement pour "permettre aux députés d'être parfaitement au fait de la situation et mieux informés", mais officieusement car les critiques sont légions et que la ratification du traité est loin d'être gagnée. Le début de la semaine va être chaud !

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Doctorant en économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et professeur d'économie à l'IESEG Paris, Thomas Renault est le créateur du site Captain Economics, un blog ayant pour but de démystifier l'économie, en abordant cela sans prise de tête ni prise de parti.  

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