L’emploi US en trompe-l’oeil de la croissance

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Par Philippe Béchade Modifié le 13 novembre 2015 à 7h22
Etats Unis Croissance Baisse Chomage
1,5 %La croissance américaine pour ce dernier trimestre est de 1,5 %.

Le chiffre du PIB américain publié jeudi dernier était-il "pire que prévu", avec une croissance divisée par plus de deux d’un trimestre sur l’autre (à 1,5% contre 3,9%) ? Ou bien s’agit-il d’un simple accident de parcours statistique ?

Wall Street s’est empressé d’opter pour cette deuxième interprétation, histoire de ne pas gâcher la fête. A la clé, le meilleur mois d’octobre depuis 2002 pour les indices américains et le meilleur mois boursier depuis avril 2009 en Europe, avec un gain de 10%. Les investisseurs se sont focalisés sur une consommation américaine qui a connu une progression ébouriffante de 3,2% au troisième trimestre, alors que Wal-Mart a lancé mi-octobre un profit warning lié à… la faiblesse persistante des dépenses des ménages.

L’explication de ce paradoxe réside dans le boom des ventes d’automobiles (biens durables, par opposition au contenu du chariot de supermarché) sur fond de carburants bon marché. Mais attention : il existe une véritable bulle du crédit automobile, avec énormément d’emprunteurs insolvables. Ils profitent allègrement de l’absence de demandes de garanties (même laxisme que pour les subprime) pour s’offrir des véhicules énergivores dont la consommation moyenne égale celle de la fin des années 80 (second contre-choc pétrolier). Il vaudrait mieux, à présent, s’interroger sur la tendance sous-jacente de la consommation en ce début d’automne.

Des chiffres… surprenants

Les chiffres publiés vendredi dernier sont éclairants : les dépenses des ménages américains ont quasiment stagné au mois de septembre (+0,1% au lieu de +0,2% anticipé). Les revenus affichent un score parfaitement identique : +0,1% au lieu de +0,2%. La faiblesse des dépenses serait partiellement imputable à la mollesse du prix des carburants, censée redonner du pouvoir d’achat et soutenir la croissance.

Pourvu que le pétrole reste ancré sous les 50 $… car la progression des salaires en rythme annuel demeure faible : un score de 2% contre 3% anticipés par la Fed. Cela malgré un redressement de 0,6% au troisième trimestre après un deuxième trimestre anormalement faible : 0,2% pour une croissance à 3,9%, cherchez l’erreur !

Aucune tension sur les salaires à l’horizon selon la Fed malgré un total hebdomadaire de chômeurs retombé sous 260 000, son plus bas niveau depuis 42 ans. Oui, officiellement, le chômage poursuit sa décrue ! En réalité… le nombre de licenciements s’envole depuis des mois au Texas, dans l’Alabama et dans le Dakota du Nord, et on compte au bas mot 100 millions d’Américains en capacité de travailler et qui n’ont aucune chance de trouver le moindre boulot !

Avouez qu’il faut avoir une foi aveugle dans les statistiques du département du Travail américain pour gober qu’une économie qui décélère de 3,9% vers 1,5% engendre un taux de chômage qui recule plus rapidement encore. L’équation se complique encore lorsqu’on sait que le chiffre d’affaire des entreprises US se contracte pour la première fois depuis 2009. Le concept "employer plus pour produire moins", s’agissant d’une économie ultra-libérale obsédée par la réduction des coûts de production (dont 70% sont constitués par les salaires), vous y croyez ?

Le Japon, toujours le Japon ?

Et même lorsque la devise est faible et que le prix des matières premières est proche d’un plus bas depuis 1975, les entreprises qui parviennent à augmenter leurs marges ne redistribuent que des miettes — voire rien du tout — aux salariés. C’est exactement le scénario qui se déroule au Japon. Sans redistribution de la richesse au profit de ceux qui la génèrent, la déflation s’installe… Et comme les entreprises n’ont aucune raison d’investir pour devancer une hausse inexistante de la demande, le PIB se contracte inexorablement.

Le gouvernement japonais a en quelques mois réduit de moitié ses prévisions de croissance pour l’exercice 2015/2016, à 1,2%. Quant à son anticipation d’inflation d’in fin mars 2016, elle est passée à zéro. Pourtant, les médias continuent de nous vanter une reprise qui se renforce : ils confondent les profits des entreprises dopés par un effet devise favorable (yen, euro) avec une véritable expansion économique reposant sur une hausse des chiffre d’affaire et des investissements productifs.

Jamais la croissance réelle des pays industrialisés n’a été aussi faible en moyenne sur une période de six ans (la durée moyenne d’un cycle économique est de sept ans depuis les années 70). Le PIB global des pays du G7 n’a progressé que de 9,8% sur les 80 derniers mois (soit 1,5% par an en moyenne)… Cela fait également 80 mois que la Fed a instauré une politique de taux zéro. S’agissant de taux bas hyper-accommodants (et non de taux zéro), le précédent record de durée n’était que de 61 mois, entre août 1937 et septembre 1942. La remontée des taux américains avait alors coïncidé avec l’entrée en guerre des Etats-Unis et l’explosion de la dette.

Aller simple vers l’inconnu ?

Sans un cataclysme tel qu’une guerre, il n’y a aucun exemple dans l’histoire des 200 dernières années d’une "sortie naturelle" d’une phase de politique d’expansion monétaire telle que celle menée par les banques centrales des pays développés. C’est un aller simple vers l’inconnu ; c’est la descente dans l’univers sens dessus-dessous d’Alice au Pays des Merveilles, avec des Lièvres de Mars qui boivent du thé et des chats qui s’évaporent. Les taux d’intérêt se sont eux aussi évaporés pour 55% des dettes négociables émises par des pays le plus souvent insolvables. A part la Suisse, le Luxembourg, la Norvège et Singapour, quel pays demeure en mesure de régler ses créanciers rubis sur l’ongle ?

Il faut désormais payer pour avoir le privilège de prêter à l’Irlande — oui, l’Irlande, toujours en faillite ! Idem pour l’Espagne ou l’Italie sur des maturités de deux à trois ans, la France sur quatre ans… et ne parlons pas de l’Allemagne, des Pays-Bas et la Suède sur cinq ans et plus (situation au 31 octobre 2015). Cela signifie tout simplement que les marchés anticipent une inflation nulle en Europe jusqu’en 2020, avec une croissance comprise entre 0,00% et 0,8% qui resterait trop faible pour être créatrice d’emploi… mais d’une médiocrité idéale pour justifier la perpétuation des QE vers l’infini et au-delà.

Si l’on s’en tenait aux seules perspectives économiques, ce serait déprimant. Si la solution consiste à continuer d’abreuver le seul casino financier, c’est révoltant. Il n’y a pas que des électrons libres comme Rand Paul pour exprimer ce sentiment de révolte. Le débat fait désormais rage au sein même de la Bank of Japan. Les dissidents seront peut-être bientôt chassés de la BoJ comme des malpropres. Mais tout comme le ralentissement de la Chine que personne ne voulait voir, l’échec des Abenomics est devenu tellement manifeste que le seul suspense porte désormais sur la longueur du compte à rebours avant la faillite du système basé sur la dette. Les permabulls nous assurent que ce sera très long, que les banques centrales rendront ce processus aussi lent que la décomposition du bois mort. Mais il suffit d’un bref orage pour qu’un éclair enflamme ce matériau et que s’opère soudain un grand ménage… réduisant l’économie-dette en cendres.

Pour plus d’analyses et de conseils de ce genre, c’est ici et c’est gratuit.

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Philippe Béchade rédige depuis dix ans des chroniques macroéconomiques quotidiennes ainsi que de nombreux essais financiers. Intervenant quotidien sur BFM depuis mai 1995, il est aussi la 'voix' de l'actualité boursière internationale sur RFI depuis juin 2002. Analyste technique et arbitragiste de formation, il fut en France l'un des tout premiers 'traders' mais également formateur de spécialistes des marchés à terme. Rédacteur aux Publications Agora, vous trouvez chaque jour ses analyses impertinentes des marchés dans La Chronique Agora. Il est également rédacteur en chef de la lettre Pitbull.

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