Jihad : Paternité (Chapitre 8)

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 11 août 2016 à 11h01
Jihad Paternite Chapitre 8 Verhaeghe
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Elle a voulu me voir et très solennellement, elle m’a appelé pour m’inviter à dîner.

– Cette fois, c’est moi qui paie.

Freya ne m’en a pas dit plus, mais, de bonne grâce, je me laisse convaincre du bien-fondé de cette invitation, même si les événements qui s’abattent sur moi en ce moment laissent peu de place à l’optimisme. Freya me donne rendez-vous dans un restaurant flamand, près de l’Etoile, que nous connaissons et que nous réservons pour les événements particuliers, pour ainsi identitaires.

Je prononce peu le nom de Freya, et je parle assez peu d’elle. Depuis cinq ans maintenant, elle partage ma vie et je lui en sais gré. Pendant les dix années de célibat et de libertinage qui ont suivi ma rupture avec Claire, j’avais contracté de mauvaises habitudes et son incrémentation dans ce paysage désordonné est non seulement heureuse mais assez pacifique. J’apprécie ce qu’elle donne et je tâche de le lui rendre, du mieux que je peux.

Je sais pourquoi je parle peu de Freya. Elle a vingt ans de moins que moi et cette différence d’âge m’a valu, dans le meilleur des cas, une secrète admiration de la part des hommes qui rêvaient d’autant de bonheur, et dans le cas le plus répandu un regard poli accompagné d’une moue désapprobatrice. Le silence gêné que j’ai entendu durant les premières semaines où je la présentais à mon entourage m’a rapidement convaincu qu’il valait mieux éviter de partager à l’excès nos vies sociales, d’autant plus que la situation était encore plus difficile pour elle lorsqu’elle me présentait aux amis de son âge.

Alors nous avons appris à mener nos vies en proches parallèles, partageant beaucoup, mais souvent sans l’avouer à l’extérieur, ou sans le programmer officiellement, et apportant l’un à l’autre ce que je crois être une très belle expérience du bonheur. D’une certaine façon, ma rencontre avec Freya fut la preuve que, dans la vie, le pire n’est jamais sûr et qu’il existe dans la société des hommes une possibilité d’être heureux.

D’aussi loin que je me souvienne, ni elle ni moi n’avons jamais eu le moindre doute sur ce que nous nous offririons, tant, au détour d’une soirée improbable, nos présences s’étaient imposées naturellement l’une à l’autre comme indissociables. Je n’ai jamais osé lui poser la question de sa mémoire, de ses meilleurs moments avec moi, ni évoquer le sujet, par peur d’être déçu qu’elle eût oublié ces minutes bouleversantes, conquérantes, où nous fûmes l’un à côté de l’autre sans nous connaître, sans ne nous être jamais vus, avec la certitude au premier instant que l’éternité déjà nous avait réunis. Je n’ai même pas besoin de fermer les yeux pour la revoir dans sa robe noire, très simple, près du corps, tombant au-dessus du genou, à peine décolletée, qui rehaussait sans ostentation ses cheveux mi-roux mi-blonds et ses yeux bleus.

Ce soir-là, j’étais arrivé assez tard dans le jardin d’un ami qui organisait une fête bon enfant pour ses quarante ans, quelque part dans la banlieue sud de Paris. J’étais accompagné d’une maîtresse du moment, une belle brune qui plaisait aux hommes et à qui les hommes plaisaient. Il n’y avait plus beaucoup de places autour des tables éparses sur le gazon, dans la nuit à peine tombée. Je demandai timidement à des inconnues qui semblaient s’amuser si je pouvais m’asseoir parmi elles, ce qu’elles acceptèrent que je fisse. Je me suis assis et je n’ai rien dit. Ma maîtresse s’était assise à une autre table où elle avait trouvé de la place et je ne la voyais plus.

Les jeunes inconnues autour de moi continuèrent à deviser. Elles s’intéressaient beaucoup à la décadence du machisme et me demandèrent si j’appartenais à cette catégorie détestable des hommes qui méprisaient les femmes. Je répondis que oui, et elles s’esclaffèrent en mêlant à leurs rires des huées réprobatrices. La conversation s’engagea comme une joute sur les bienfaits du féminisme, de l’égalité des femmes et de la misère sexuelle des hommes.

À mes côtés, je ne tardai pas à m’apercevoir que l’une des inconnus dont les jambes avaient une finesse plaisante se tournait régulièrement vers moi, sans rien dire, pour me regarder parler. Elle semblait m’observer. Au bout d’un moment, comme j’étais intrigué par son silence, je me tournai vers elle tout en continuant mes considérations provocatrices sur les bienfaits du machisme, et je la dévisageai. Elle avait des yeux bleus pétillants, et des cheveux blonds vénitiens, assez bien coiffés, avec une peau laiteuse parsemées de quelques tâches de rousseur. Il existe des sensations de ce genre dans la vie: nous pensons à autre chose, nous ne sommes pas sur nos gardes, et nos yeux accrochent d’autres yeux dans une attraction physique qui se déploie tout au long d’une dimension sensible qui ne se donne pas à percevoir. À cet instant-là, nous entrons en relation avec l’autre de manière plus profonde que par tout autre moyen.

Mon regard s’est agrippé au regard de Freya, mais j’ai continué à parler comme si je ne m’apercevais de rien, comme si rien de spécial ne s’était produit. Je m’étais dédoublé, en quelque sorte. Ma pensée discursive s’adressait à l’assemblée avec laquelle je devisais, et mon âme véritable avait immédiatement rejoint celle de l’inconnue pour ne plus la quitter. Nous ne nous sommes rien dit.

L’hôte de la soirée mit de la musique et proposa à l’assemblée de rejoindre son salon pour danser. Je ne m’aperçus pas tout de suite que la maîtresse éphémère avec qui j’étais venu avait rejoint la piste improvisée et dansait comme une diablesse avec un invité qui semblait bien lui plaire. Pour ma part, je suis resté à côté de Freya pendant que ses amies lui proposaient en vain de venir danser. Une fois seuls à table, je lui ai doucement, naturellement, pris la main et j’ai commencé à lui caresser les cuisses en remontant calmement sa robe. Elle ne disait toujours rien et se colla au fond de son fauteuil, comme implosée par mon audace et par son désir si libre et si spontané.

Je ne jugeais pas le moment venu de la regarder. Au bout de très longs instants où j’avais l’impression d’être propulsé vers une autre planète, je me suis tourné vers elle et je l’ai scrutée avec sérénité. Nos yeux se sont enlacés avec tendresse, sans empressement particulier. Nous savions qu’aussi étrange que cela nous parût, nous étions en train de nous donner l’un à l’autre pour une forme d’éternité à laquelle nous n’avions pas cru jusqu’ici. Peut-être nous fussions-nous embrassés si la musique ne s’était pas interrompue à ce moment, et si ses amies ne nous avaient pas rejoints subrepticement. Nous comprîmes qu’elles nous épiaient, interloquées, en entendant leurs discrets gloussements embarrassés à l’approche de la table où nous étions restés assis.

Freya et moi nous lâchâmes la main et tout rentra dans l’ordre en quelques instants. Les apparences reprirent presque leur cours. En me retournant, je m’aperçus que la maîtresse qui m’accompagnait avait elle aussi trouvé chaussure à son pied. À peine dissimulée par un bosquet rachitique, elle embrassait goulument le cavalier qui dansait avec elle depuis un moment. Il glissait sensuellement ses mains sur le bas de ses reins et elle donnait tous les signes extérieurs d’une approbation à ces gestes impudiques.

Lorsque la soirée s’acheva, je passai la nuit une ultime fois avec cette maîtresse, et je lui annonçai au petit matin que notre relation était terminée. Elle n’en fut que partiellement surprise. Nous avions modérément du plaisir ensemble et peu de sentiments l’un pour l’autre. Dès qu’elle eut quitté mon appartement, j’appelai Freya qui me proposa de la retrouver.

J’achevai, ce jour-là, un long cycle de célibat dans ma vie, truffé d’expériences toutes plus libres et scandaleuses les unes que les autres, et j’ouvris un nouveau chapitre intitulé Freya.

Sa lecture n’est d’ailleurs pas de nature à calmer les esprits les plus moralistes. Ma relation avec Freya, depuis cinq ans, est pour ainsi dire naturelle, imposée par une puissance obscure ou par une force supérieure, et ne repose en rien sur des choix jugés respectables par la doctrine chrétienne ou inspirée du christianisme. Freya m’attire irrésistiblement depuis cinq ans, mais de manière non exclusive ni consciente. J’aime la regarder, la contempler, j’aime sa beauté naturelle d’étudiante hollandaise resplendissante de vie et d’ardeur. Mais cet amour appartient pour ainsi dire à un ordre inférieur de la réalité intelligible, à notre dimension animale, comme si, sous la croûte apparente de la vie sociale, nous avions atteint le coeur thermique bien caché des phéromones humaines. Ce lien qui nous unit est d’autant plus fort qu’il est tu, et même indicible.

Freya, qui achève sa thèse d’anthropologie, a coutume de dire dans son français teinté de tournures basses-saxonnes que notre amour nous installe dans une civilisation première dont le langage articulé est perdu. Et souvent je me plais à me murmurer que le véritable lieu de notre histoire n’est pas à Paris, mais entre les rives mythiques du Rhin et de la Meuse, quelque part entre Utrecht et Venlo, là où elle a grandi avant de s’inscrire à la Sorbonne, dans une forme de sauvagerie ancienne glacée de bruines et de brumes opaques. Cet éloignement nous autorise bien des libertés quotidiennes.

Mais aujourd’hui, je la trouve changée, ragaillardie. Les tourments que je traverse ne l’ont visiblement pas abattue, bien au contraire. J’arrive avant elle au restaurant, et je l’observe rejoindre ma table, fringante, avec un short en jeans et un tee-shirt à la mode, très décolleté. Elle n’a pas mis de soutien-gorge et je peux, comme tout le monde, deviner aisément le galbe de ses seins arrogants, bien ronds, que plus d’un inconnu a dû avoir envie de croquer en la croisant dans la rue. J’aime sa stature élancée, sa minceur, sa blancheur, sa blondeur, sa rousseur. Elle rayonne et s’assied devant moi comme une fée se poserait sur une pétale de marguerite. Elle se passe négligemment la main dans les cheveux et semble s’accorder une pause d’amitié, de confiance, avant d’entamer la conversation. Elle porte un sourire un peu énigmatique dont je me demande s’il est heureux ou sardonique.

– Tu n’es pas trop fatigué, mon chéri ? me demande-t-elle avec une innocence un peu feinte.

Elle prend le temps de regarder tout autour d’elle comme sil elle découvrait cet endroit pourtant familier. J’esquisse une moue et un petit « ça va » qui la rend goguenarde.

– C’est un tout petit « ça va », me glousse-t-elle en se penchant vers moi, en me dardant des yeux de velours, et en me caressant les mains. Toujours tes affaires de Jihad ?

J’opine d’un air contraint, sans mot dire.

– En plus, ma chérie, ajouté-je en détournant le regard et en baissant la voix, il faut bien que tu profites de ce repas, parce que je ne suis pas sûr de pouvoir t’inviter encore souvent. Aujourd’hui, on m’a demandé de quitter mon travail, officiellement pour quelques jours, le temps d’une enquête paraît-il !

Voilà qui n’annonce vraiment rien de bon. Cette révélation ne semble pas l’ennuyer, ni la troubler. Freya a un grand principe dans la vie, que j’apprécie plutôt même si je trouve qu’aujourd’hui elle l’applique avec trop de légèreté : le travail n’est un obstacle à rien. Néanmoins, je suis un peu surpris par sa désinvolture.

– Ce n’est pas grave, me fait-elle avec une pointe d’accent hollandais qui m’enchante. J’ai dit que c’était moi qui t’invitait. Il n’y a donc pas de problème si tu n’as pas d’argent pour payer.

Je la dévisage et je me demande ce qui me vaut ces regards enflammés et ce ton enjôleur.

– Chaque chose en son temps, me répond-elle presque narquoise. Parle-moi d’abord de toi. Je veux prendre le temps de t’écouter.

Je lui raconte mes salades, qu’elle écoute avec un effort d’attention dont je ne suis pas dupe. Tout y passe, et tout semble glisser sur elle : Renouvier, Sajoux, les enquêtes, les faux-semblants, mon angoisse pour Siegfried.

– C’est la seule chose importante, me dit-elle, la seule chose que tu dois retenir dans cette histoire. Ton fils est peut-être en danger. Le reste n’a pas d’importance.

Elle s’exprime pour la première fois sur le sujet. Depuis ma visite à la Piscine, elle s’est contentée d’écouter, d’être là, ce qui est énorme déjà, mais elle a conservé une retenue dont je sais le poids dans son plat pays. Je suis presque soulagé qu’elle brise enfin cette loi du silence, et qu’elle me dise ce qu’elle ressent. Sa détermination m’étonne. Elle tranche avec sa prudence coutumière sur tous les sujets qui concernent ma vie d’avant.

– Et qu’est-ce que je peux faire pour t’aider, mon chéri? ajoute-t-elle d’un ton très chatte.

Positivement rien, me semble-t-il, mais j’imagine bien que cette réponse jetterait un froid. Je tourne les yeux en cherchant une idée:

– M’épouser par exemple…

Le mariage est un sujet que nous évoquons périodiquement. Je n’en suis pas fanatique, mais j’ignore pourquoi j’adorerais obtenir la main de Freya, après avoir obtenu tout son corps. Peut-être ce dernier manque, cette dernière frustration me pèse-t-elle. Depuis que nous nous fréquentons, je lui pose la question, à intervalles à peu près réguliers, et Freya, je le sais, je l’attends, me fait toujours la même réponse:

– Le mariage n’a pas de sens pour moi.

Et je suis déçu. Malgré cette certitude désagréable, je lui reprends les mains, plus amicalement ou fraternellement qu’amoureusement d’ailleurs.

– Ce pourrait être une idée, glisse-t-elle avec une nonchalance supplémentaire, en jetant le regard sur la salle pour accroître mon étonnement.

Je la regarde sans hâte, je la scrute. Je me tais, et je ne sais trop si elle est embarrassée ou agacée par mon apathie.

– Ce pourrait être une idée, et même une bonne idée, répète-t-elle, durcit-elle, en me transperçant cette fois du regard.

Il lui suffit de voir mes yeux qui glissent du questionnement à l’émotion comme un bobsleigh sur une piste d’hiver pour comprendre qu’elle a fait mouche. C’est bête à dire, mais maintenant j’ai les yeux embués, comme si rien d’autre n’existait que cette superbe image de Freya, vêtue de blanc comme une déesse, avançant dans la nef d’une église pour me rejoindre et sceller avec moi une union éternelle sous le regard bienveillant de nos dieux. Je m’enfonce dans mon fauteuil.

– D’ailleurs j’ai un cadeau pour toi, continue-t-elle d’un air presqu’agacé en fouillant dans ses poches.

Elle me glisse une enveloppe sous la main. Je la regarde avec incrédulité.

– Eh bien, ouvre.

Je suis perdu. Je me concentre pour sortir de l’enveloppe une mystérieuse page blanche que j’ouvre. Une longue liste de chiffres s’y égrène. Je la regarde avec incompréhension.

– Tu n’as pas compris? Ne fais pas l’idiot. Avant-hier, pendant que tu étais interrogé par la police, j’ai fait une prise de sang. Ce sont les résultats. Je suis enceinte. Tu vas être de nouveau papa.

Je ne suis plus en état de m’apercevoir que mon silence, mon hébétude doivent la décevoir. Je la regarde, et je ne comprends rien à ce qui se passe.

– Voilà trois mois que j’ai arrêté la contraception, se sent-elle obligée de continuer. Je sais, j’aurais dû t’en parler, te demander ton avis. Mais pour moi te donner un enfant, en recevoir un de toi, est une preuve d’amour qui vaut tout l’or du monde. Au début, je pensais qu’avoir un enfant était plus important que le mariage. Mais en lisant les résultats, aujourd’hui, j’ai changé d’avis. J’ai reçu l’évidence. J’aimerais me marier avec toi avant la naissance de notre enfant.

« Notre enfant »… ces mots-là m’apparaissent ici, maintenant, comme prononcés par une voix venue de l’au-delà. S’ils sont dits par Freya, elle n’est à ce moment que la messagère d’un autre monde dont les héros me percutent, me mettent en pièce, bouleversent mon entendement de fond en comble. Et d’un bloc, le mystère de la vie s’empare de moi, me fait trembler. De mes entrailles, je sens les larmes d’émotion qui me submergent le regard, et je pleure, je pleure, de ce bonheur surnaturel qu’est l’annonce de la vie, comme une revanche sublime sur l’implosion de mon existence.

Dans les yeux de Freya, les larmes gagnent aussi, autant suscitées par l’annonce qu’elle me fait et par l’émotion qu’elle me transmet. Nous nous prenons la main et sans plus pouvoir articuler mot, nos yeux s’abiment les uns dans les autres.

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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