Le mythe de l’argent qui dort

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Par Jacques Bichot Publié le 14 avril 2019 à 7h22
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Les mécanismes financiers restent aussi incompris que le mécanisme des retraites par répartition, dont j’ai souvent expliqué ici le fonctionnement réel, totalement différent des dispositions juridiques qui président à l’attribution des pensions. Dans les deux cas, un comportement essentiel est oublié : l’investissement.

En ce qui concerne les retraites, le législateur a oublié qu’elles ne se préparent pas en versant des cotisations utilisées pour entretenir les retraités actuels, mais en investissant dans la jeunesse – dans ceux qui, ultérieurement, cotiseront pour leurs anciens. En ce qui concerne la monnaie et l’épargne, le problème ne vient pas de la législation, mais de la conception que la plupart des gens se font de ce qu’on appelle « l’argent » - conception qui, nous allons le voir, n’a guère de rapport avec la réalité.

Si l’on remonte assez longtemps en arrière, beaucoup de paiements s’effectuaient avec des pièces d’or ou d’argent, « les monnaies ». Conserver du pouvoir d’achat pour l’avenir – autrement dit, épargner – pouvait consister à conserver de telles pièces, comme Harpagon le faisait en les rangeant dans la « cassette » immortalisée par Molière. Mais, déjà à cette époque, et même longtemps auparavant, les « écritures » ont joué un rôle déterminant. Des financiers du XVIème siècle, qui avaient prêté à la Couronne d’Espagne, nous ont laissé des écrits où ils se lamentent d’être, une fois de plus, remboursés de leurs prêts sous forme de monnaies d’or et d’argent fabriquées grâce aux arrivages du Nouveau Monde : ils auraient bien préféré que tout puisse se régler par des écritures.

Des jeux d’écritures au service de nos activités économiques

Un ensemble de « jeux d’écritures » : voilà ce en quoi consiste fondamentalement l’organisation monétaire de nos activités économiques. Des jeux qui obéissent à des règles strictes, celles de la comptabilité en partie double. La monnaie est une relation chiffrée entre un débiteur et un créancier – une dette, ou une créance, selon que l’on se place du point de vue de l’un, ou de l’autre de ces deux personnages. Un paiement consiste en l’annulation simultanée d’une créance et d’une dette. C’est ce qui se passait un peu laborieusement sur les grandes foires du moyen-âge puis de la Renaissance, par exemple celles de Champagne dans le premier cas, et celles de Lyon dans le second.

Le système bancaire contemporain utilise l’informatique au lieu des livres de compte en vélin puis en papier, mais le principe de fonctionnement est toujours le même. On a beau l’appeler « argent », la monnaie n’a rien de matériel, c’est un ensemble de relations chiffrées entre débiteurs et créanciers.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien de réel dans tout cela ? Pas du tout : le pâtissier me remet des gâteaux si je fais effectuer un petit crédit sur son compte par le débit du mien, et le concessionnaire Rolls-Royce me livrerait un véhicule de rêve moyennant une opération tout-à-fait similaire si je disposais d’un solde créditeur comportant suffisamment de chiffres. Le système monétaire n’a pas attendu que l’on se gargarise du « numérique » pour être un instrument numérique d’organisation de la vie en société. Le recours à l’informatique permet d’aller plus vite, mais il n’a rien changé de fondamental. Nettement plus décisive est la spécialisation de certains agents – les banques – dans les opérations de paiement.

Banques et création monétaire

Cette spécialisation s’est développée au cours des siècles ; nous en sommes les bénéficiaires : il est très commode de disposer d’un compte créditeur sur les livres d’un établissement qui est reconnu comme fiable, si bien que la plupart des agents avec lesquels nous sommes amenés à réaliser des affaires sont d’accord pour être payés sous la forme d’un crédit de leur compte par le débit du notre.

Le billet de banque est également très pratique : créance du porteur sur un établissement B particulièrement réputé, sa remise de la main à la main de X à Y revient à rendre Y créancier de B en remplacement de X, sans avoir à contacter B. Cette banque d’émission n’a pas à tenir les comptes de chacun de ses clients : c’est le contenu du portefeuille de chacun d’eux qui indique le montant de sa créance sur B. Les banques d’émission dites banques centrales avaient jadis une spécificité : une bonne partie de leurs dettes (celles qui prennent la forme de billets, et celles inscrites sur des comptes nominatifs) avait pour contrepartie non pas des créances, mais un stock de métal monétaire (de l’or, à l’époque de l’étalon or).

Comment la quantité de monnaie augmente-t-elle ? La création monétaire est une pratique quotidienne des banques ; une banque A ne prête pas à un agent X en lui fournissant des sacs de pièces d’or, mais en se reconnaissant débitrice envers lui d’une somme X, en échange de quoi il se reconnait débiteur envers elle de la même somme X, à laquelle s’ajouteront périodiquement des « intérêts débiteurs ».

Cela peut sembler bizarre que A se reconnaisse débitrice de X à hauteur d’un montant M en échange de la reconnaissance par M d’une dette du même montant envers A. Mais cette bizarrerie disparait si l’on songe à l’asymétrie qui existe entre A et X : Une fois créancier de A, le ménage X peut acheter l’appartement ou la maison qu’il a en vue, parce que la réputation de A est telle que le vendeur du bien immobilier ne craint rien si, en paiement, X le rend créancier de A, ce qui lui permettra d’ailleurs de devenir très rapidement davantage créancier de sa propre banque A’ (qui, elle, deviendra temporairement créancière de sa consœur A).

Le contrôle de solvabilité

Bien entendu, A ne prête à X que si ce ménage, ou cette entreprise, lui paraît solvable. La vérification de la solvabilité de l’emprunteur est une responsabilité essentielle de la banque. L’immense édifice de créances et de dettes dont les modifications incessantes permettent l’activité économique est fondé sur cette convention : celui qui prête doit se renseigner sur son emprunteur, sur sa capacité à rembourser. Si, par exemple, l’emprunteur est un ménage qui veut acheter un logement, la banque regardera d’une part de quelles ressources raisonnablement sûres dispose ce ménage pour honorer les échéances de remboursement et de paiement d’intérêts, et d’autre part la qualité de la garantie constituée par le bien immeuble qu’il veut acquérir. Si l’emprunteur est une entreprise, la banque étudiera la rentabilité probable de l’investissement qu’elle veut réaliser, ou des embauches qu’elle songe à effectuer pour développer son activité.

Cette surveillance de solvabilité est une fonction absolument névralgique : si les banques prêtent à tout-va, sans exigences suffisantes, les créances douteuses vont un jour ou l’autre être passées par pertes et profits, provoquant une crise ; et si elles se montrent trop méfiantes, beaucoup de projets viables seront jetés aux oubliettes, ce qui affaiblira la croissance de l’activité économique, qui peut même se transformer en récession : le chômage risque de devenir grave.

Telle est l’organisation monétaire et financière de notre vie en société. Une fois qu’on l’a comprise, il reste à se débarrasser de certaines idées fausses, hélas très répandues, qui brouillent notre compréhension des relations entre l’économie et la finance.

Une idée fausse : l’argent qui dort

Un exemple de ces idées fausses, mais largement répandues, nous est fourni par un article paru le 12 avril dans le quotidien Les Echos. Cet article est consacré à la façon dont les Français épargnent. Il oppose, ce qui est assez classique, l’argent qui dort sur un compte en banque ou un livret d’épargne, et l’argent actif, celui qui est investi en Bourse. On y lit notamment : « les ménages ont laissé dormir beaucoup d’argent sur leur compte bancaire l’an dernier. Leur défiance pour la Bourse semble profonde, même s’ils ne rechignent pas à assumer un risque dans le cadre des contrats d’assurance-vie en unités de compte. Le gouvernement a du pain sur la planche pour encourager les Français à financer davantage l’économie. (…) Une étude montre que les ménages ont massivement laissé dormir leurs économies l’an dernier. »

Cette vision très négative de l’épargne liquide et très positive de la détention d’actions cotées repose sur une conception inexacte du fonctionnement de l’économie. L’argent qui est censé « dormir » sur un compte à vue ou un livret d’épargne est une créance, contrepartie d’un crédit accordé à un organisme ou à un ménage. Si cet organisme est une entreprise dynamique, grâce à ce crédit elle développe ses activités, crée des emplois, contribue à la bonne santé économique du pays : cela est-il la caractéristique d’un argent qui dort ? Si le ménage investit dans un logement, là encore il y a de grandes chances pour que cela dynamise l’économie : très directement si c’est un logement neuf, de façon plus indirecte si c’est « de l’ancien », par exemple parce que la vente de ce bien va permettre à son précédent propriétaire de lancer sa start-up, ou de développer la petite entreprise qu’il a déjà, ou de se loger plus grandement pour pouvoir agrandir sa famille, ce qui signifie économiquement investir dans ce qui est le plus précieux, le capital humain.

En fait, tout dépend de ce pour quoi un agent a emprunté. Quand l’emprunteur est l’Etat, ou une collectivité territoriale, ou la sécurité sociale, sa position lui permet d’emprunter pour continuer à fonctionner en dépit de sa mauvaise gestion. Mais ce n’est pas l’épargnant qu’il faut alors critiquer, c’est la banque qui a mal rempli sa fonction (elle doit prêter à bon escient, pas à des canards boiteux), ou les pouvoirs publics qui abusent de leur capacité à s’endetter pour combler leur déficit et celui des organismes qui dépendent d’eux.

Pour une vision plus réaliste des placements boursiers

Quant aux placements boursiers, il est inexact de voir en eux une contribution au dynamisme économique du pays. Ce qui joue ce rôle positif, ce sont les augmentations de capital social. Acheter en bourse des actions d’une entreprise cotée n’opère qu’un changement de propriétaire ; cela n’apporte aucune ressource nouvelle à l’entreprise. Il est bon que les détenteurs d’action puissent les vendre quand ils en ont besoin, et le marché boursier est donc utile, mais cette utilité n’a rien à voir avec celle d’un emprunt ou d’une augmentation de capital ou du réinvestissement dans le développement de l’entreprise des bénéfices qu’elle a réalisés.

A cet égard, signalons le comportement intelligent de certaines entreprises, par exemple l’Air Liquide, qui distribuent des dividendes plutôt modestes, mais compensent cela par des attributions d’actions gratuites. L’actionnaire qui a besoin de cash peut vendre les actions ainsi obtenues, mais la société, elle, ne débourse pas le cash en question pour rémunérer ses actionnaires, elle s’en sert pour financer sa croissance. Inversement, la vogue des rachats d’actions par la société qui les a émises, rachats d’actions destinés à faire monter les cours et à rémunérer les actionnaires (sans doute pour des raisons fiscales), en leur permettant de faire des plus-values, est très regrettable.

Ces rachats sont liés à la faiblesse des taux d’intérêt ; quand les sociétés peuvent emprunter dans des conditions trop avantageuses, elles diminuent leur financement par fonds propres, ce qui accroît dans l’immédiat le rendement de ce capital, mais fragilise l’entreprise, et celle-ci risque de se retrouver dans la situation de la cigale si bien croquée par La Fontaine : « La cigale se trouva fort dépourvue / Quand la bise fut venue ». L’été des taux d’intérêt ridiculement faibles ne durera pas éternellement

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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