Le chaos et le déterministe dans les marchés financiers

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Par Alain Desert Publié le 22 janvier 2015 à 4h27

La complexité croissante de notre environnement économique, matérialisée par la mondialisation, l'émergence de nouveaux acteurs économiques influents, de nouveaux mécanismes de contrôle et de régulation, les bouleversements géopolitiques, sans oublier les nouvelles technologies, a-t-elle une influence significative sur le comportement de la bourse et des marchés financiers en général ? Dans le monde économique d'aujourd'hui composé de systèmes d'une complexité croissante, on peut légitimement se poser la question de savoir si les dynamiques ont changé, si les forces du déterminisme ou du chaos (désordre et instabilité) qui concourent à caractériser les marchés boursiers ont évolué.

La question posée dans cet article est alors la suivante : la bourse ou plus généralement les marchés financiers sont-ils de plus en plus imprévisibles, ou bien obéissent-ils à des fondamentaux, dictés par les grandes théories économiques et les comportements humains, faisant de ces aspects des invariants malgré la métamorphose des sociétés et des organisations.

Le prévisible ou l'imprévisible découlent des comportements chaotiques ou déterministes des systèmes dynamiques ; je vous renvoie en fin d'article pour la description de ces concepts.

A. LA BOURSE ET LES METHODES D'ANALYSE

La bourse peut être considérée comme un sous-système d'un système global (le système économique). Elle assure un certain nombre de fonctions nécessaires au financement de l'économie tout en assurant la liquidité des placements, sans être à priori orientée vers un but ou une finalité, au sens où elle serait attirée par des forces directionnelles (si finalité il y a, c'est uniquement celle de l'investisseur qui veut gagner de l'argent).
Avant d'aborder le chaos et le déterminisme dans le monde de la bourse, regardons brièvement les deux principales méthodes analytiques utilisées par les investisseurs soucieux d'optimiser leurs placements. L'une s'appelle l'analyse fondamentale, qui comme son nom l'indique s'appuie sur des fondamentaux en rejetant l'accessoire, l'autre, l'analyse technique, vantée par une littérature abondante, pointant les potentialités de gains mirifiques, grâce à quelques ficelles mathématiques aidant à visionner le futur en fonction de l'analyse du passé. Voyons de plus près :

L'analyse fondamentale

L'analyse fondamentale est une technique rationnelle de « pratiquer » la bourse, tenant pour principe qu'une action liée à une entreprise évolue selon certains critères comme le chiffre d'affaires, la situation comptable, les perspectives de nouveaux marchés, les bénéfices réalisés et anticipés, le niveau d'endettement, la stratégie de long terme, le positionnement technologique par rapport à ses concurrents, et beaucoup d'autres éléments relatifs à sa bonne santé, sa pérennité, son image, le contexte macro-économique, etc... Ainsi l'investisseur se donnant la peine d'étudier le contexte, l'évolution du cours de l'action dans un passé court ou moyen terme, peut juger de la pertinence du niveau actuel de valorisation et décider d'investir ou au contraire de vendre.

Cette méthode paraît tout à fait logique, empreinte de bon sens, rationnelle, en rapport avec les fondamentaux économiques (micro et macro). Oui mais voilà, ces dernières décennies ont vu se répandre des techniques plus élaborées, mathématisées, largement utilisées par la communauté des traders.

L'analyse technique

L'analyse technique est une méthode qui consiste à étudier les graphiques de cours de bourse, des indices, ou autres actifs (obligations, devises, or, pétrole, autres matières premières, ...) et avec l'appui de modèles mathématiques d'anticiper l'évolution des cours et les tendances futures. Le spécialiste de l'analyse technique se démarque complètement de l'analyse fondamentale, en ignorant les bilans, les bénéfices, les données économiques et tout ce que j'ai énuméré qui tient à l'entreprise. La seule chose qui compte c'est le graphique dont la simple lecture permettrait de prédire le comportement futur d'un indice ou d'un actif Si vous savez lire un graphe, vous détenez la clé qui vous mènera à la source des profits. On peut nuancer les techniques, en distinguant les analyses plutôt classiques (détection des supports, des résistances, des tendances, des canaux), des analyses fortement mathématisées (MACD, RSI, les Bolllingers, moyennes mobiles, etc.), et d'autres plus « philosophiques » prenant davantage en compte les comportements humains avec l'idée qu'il y a des invariants dans les processus de décisions (analyse des vagues d'Elliott).

B. LES MECANISMES DETERMINISTES

Réponses aux évènements

Une forme de déterminisme peut certainement opérer sur le court terme, par rapport à un évènement, visible lorsque la bourse réagit globalement dans une même tendance pour une majorité de valeurs, par exemple lors d'une annonce importante de la BCE, ou bien sur un secteur d'activité, suite par exemple à une hausse ou une baisse brutale du prix du pétrole ou encore sur un titre particulier, suite à des rumeurs de rachat d'une société ou au détachement des dividendes, etc. Mais ce déterminisme lié uniquement à l'évènement, n'est pas le déterminisme qui nous intéresse vraiment, celui de la prédiction sur un futur plus étendu en fonction des états du passé.

Le déterminisme programmé ?

L'approche par l'analyse technique décrite plus haut, qui n'échappe à aucun investisseur des temps modernes, purement à visée déterministe puisque les évènements et l'environnement sont ignorés, ne rendrait-elle pas le système plus déterministe qu'il ne le serait si elle n'était pas utilisée ? Serait-elle auto-réalisatrice ? Le moyen de prévoir le futur n'est-il pas dans le pouvoir de le créer ? Les investisseurs veulent du déterminisme, alors ils l'obtiennent ?

Si cette approche analytique construite sur un déterminisme absolu est supposée gagnante, on peut présumer que tout le monde éclairé de la finance se l'ait appropriée, mais alors comment pourrait-elle perdurer dans le temps du fait qu'elle renfermerait en elle les ingrédients de l'autodestruction. Tous les investisseurs avertis, animés par un consensus ou un élan construit sur les mêmes outils, prendraient la même décision au même moment. Du fait évident qu'il ne peut y avoir d'acheteurs s'il n'y a pas de vendeurs, et inversement, l'ensemble de ces stratégies adoptées à un instant T, ne peuvent que se scinder en deux sous-ensembles s'opposant par les directions choisies, sinon on aboutirait à des prix proches de zéro ou de l'infini. Toute la communauté des traders instruite de cet idéal gagnant n'y verrait donc aucun perdant ? Pour qu'une position soit prise, il faut qu'il y ait la position contraire, donc il y a forcément des gagnants et des perdants. Par conséquent l'hypothèse de départ ne tient plus ! Ou si elle tient, les stratégies en question ne pourraient être que confidentielles, ce que j'ai peine à croire.

Cette doctrine triomphante apporterait-elle plus de chances de gains que sa concurrente ou que de simples décisions aléatoires? Je n'ai évidemment pas la réponse définitive, mais on peut au moins se dire que les stratégies non mathématisées sont moins fatigantes intellectuellement. En tout cas, elle a tendance à occulter l'analyse fondamentale, puisque l'ensemble du monde financier n'y adhère plus (ou très peu), voyant la bourse comme un instrument purement spéculatif de court terme, un joujou gagnant, déconnecté complètement de l'économie. Est-ce étonnant dans une société qui perd peu à peu ses fondamentaux, au profit de systèmes de plus en plus complexes, censés expliquer les réalités d'aujourd'hui en construisant celles de demain ?

Les bizarreries du modèle déterministe

Pour donner un exemple de bizarrerie dans la boîte à outils du chartiste (adepte de l'analyste graphique), citons les moyennes mobiles (moyenne à 20 jours, à 50 jours), qui permettent d'observer des croisements de courbes qui deviendront des signaux pour se muer en acheteur ou vendeur. Mais par quelle logique mathématique peut-on juger plus pertinentes les moyennes multiples de 10 et pas les autres, victimes d'ostracisme. Pourquoi ne pas prendre par exemple les moyennes à 27 jours et à 53 jours ? J'avoue que ces concepts m'échappent un peu.


On peut aussi trouver curieux que ces modèles très élaborés prétendant tout prévoir n'arrivent pas à anticiper les krachs.

Les banques centrales viennent secourir le déterminisme

J'ai dit que la bourse n'avait pas de finalité au sens où elle n'obéit pas à un dessein, mais cette affirmation peut être nuancée si on juge que certaines banques centrales mettent sciemment en place des politiques monétaires orientées vers la valorisation des actifs et en particulier les actions. La FED serait un peu dans cette optique à travers ses opérations de Quantitative Easing, pour créer ce qu'on appelle « l'effet richesse », chers aux américains poussés vers la consommation lorsque le panier d'actions prend de la valeur. Dans ce cas, un élément externe orienterait la bourse vers les seuls mouvements de hausse. Sous ce regard il y aurait un renforcement du déterministe au sens où cet élément externe agit pour orienter, le comportement de la bourse se trouvant ainsi biaisé, s'écartant des règles strictes d'une confrontation « honnête » entre l'offre et la demande. L'injection massive de liquidités joue alors le rôle de perturbateur, rompant la recherche permanente des équilibres et accentuant les déséquilibres à venir.

C. LES REPRESENTATIONS CHAOTIQUES

Regardons les graphiques

Lorsqu'on observe les courbes d'évolution des indices boursiers sur le long terme, on a quelques difficultés à trouver sur un plan macroscopique des formes caractéristiques, telles que des récurrences, des périodes d'équilibre, des effets de seuil, des périodicités, des types de réponse (au sens réponse du système à des actions appliquées à son entrée), en rapport direct à tous les facteurs influençant le « système bourse » sans cesse en mouvement. Le fait de dire qu'on a beaucoup de difficultés à les trouver ne signifie pas l'absence de tels phénomènes, car un œil averti pourra effectivement traduire le langage obscur des graphes en un langage clair lui permettant de comprendre le passé pour essayer d'en déduire le futur.

De ce constat (macroscopique) on pourrait peut-être en déduire qu'on est très loin d'avoir affaire à un système linéaire (descriptible par des équations) mais à un système plutôt chaotique qui se prête peu à la prévision, justement à cause d'une dynamique qui répond de moins en moins aux principes de causalité et de déterminisme du fait de la complexification du monde (la complexité et le déterminisme ne font jamais bon ménage !). Dans cette perception de « non-linéarité », on peut aussi dire que les 'réponses' de la bourse par rapport aux évènements, ses états présents et passés, n'ont apparemment rien de très logique dans leurs formes. Par contre on observe très bien les grands phénomènes de bulles et de krachs sans rapport direct avec une situation économique (2000 et 2007).

Cela validerait l'équation qui explique les fameux krachs boursiers :
« Instabilité + Imprévisibilité = Catastrophe assurée »

La nature, le chaos et les formes

Je me souviens de balades en forêt de Fontainebleau ou dans les chaos rocheux de Nimes-Le-Vieux et Montpellier-Le-Vieux (deux sites ruiniformes sur les plateaux des Causses) où vous pouvez découvrir toutes sortes de formes rocheuses, dont certaines évoquent des animaux (allez savoir pourquoi ...) ; il est facile de trouver une tête de lion ou de cochon, une tortue, une trompe d'éléphant, une queue de serpent, et que sais-je encore. Pourtant ces magnifiques chaos dolomitiques, résultant des forces érosives sans dessein particulier, sculptant des formes étranges et fantasmagoriques, évocatrices et signifiantes pour notre imaginaire, tiennent exclusivement du hasard. En cherchant bien on pourrait surprendre dans nos déambulations un « rocher Tour Eiffel », « l'obélisque de la Concorde », car rien ne s'y oppose dans une nature qui sait être joueuse.

Alors, dans l'hypothèse où la bourse ne serait que chaotique, rien d'étrange à détecter sur les graphiques des formes particulières comme dans nos chaos rocheux. On peut distinguer des vagues (normal puisque la dynamique boursière est une alternance de phases de hausse et de baisse), des bosses de chameaux (normal puisqu'il y a des bulles géantes), des pentes douces (normal car dans le désordre il y a des îlots de stabilité), des pentes raides (normal car la complexité engendre des boucles de rétroaction), des têtes et des épaules (normal car pourquoi un renversement de tendance n'aurait qu'une forme arrondie). Le chaos est fantaisiste, donc rien n'empêche l'émergence d'arrangements, de compositions, que les spécialistes ont cru bons de transcrire dans des modèles mathématiques sophistiqués à souhait, mais fortement éclairants à leurs yeux pour prédire l'avenir.

Cette petite escapade champêtre tend à montrer qu'un système peut être intrinsèquement chaotique sous un regard trompé par ce qu'on appelle le « wishful thinking » qui y voit des apparences déterministes. Inversement les convictions déterministes se construisant sur des formes distinctives, ne peuvent en rien occulter ou rejeter le caractère chaotique des phénomènes. La figure ne fait pas le système !

CONCLUSION

Voyez, rien n'est simple dans le monde de la bourse et il est toujours difficile de construire des certitudes sur les parts respectives de nos deux forces animatrices. C'est un peu comme le « hasard et la nécessité » de Jacques Monod qui expliquait l'évolution de la vie à travers ces 2 pôles. La complexité et la diversité du monde vivant n'aurait pas existé en présence uniquement du hasard ou du pôle contraire, celui de la nécessité de confrontation aux règles et aux lois de la nature.

Alors la bourse serait-elle animée par deux pôles, le déterminisme et le chaos ? Certainement. Si le déterminisme l'emportait, nous pourrions tous être riches, puisque le futur est déterminé en fonction du passé. Les éternels perdants auront peine à croire à une dimension exagérée de ce pôle. Si la bourse n'était que chaotique, comment comprendre les 6 années de hausse consécutives sur les indices américains (certes avec quelques petits à-coups). La FED, on l'a vu, a évidemment joué un rôle, presque trop évident pour en être seule la cause.

Il faut rappeler que plus un système est complexe moins il est soumis à des règles déterministes. De mon point de vue, la complexification du monde a changé la dynamique des marchés, qui s'inscrivent dans un réseau de relations et de communications de plus en plus dense. De nouveaux acteurs et de nouveaux éléments sont apparus ces dernières années, tels que la banque centrale européenne, le trading haute fréquence, les interventions massives des banques centrales dans les gestions de crise qui entendent piloter et orienter les marchés. Mais en contrariant les comportements naturels, elles font naître des contre-réactions qui accentuent pour le futur les manifestations chaotiques, comme les krachs ou les périodes de fortes volatilités.

Jacques Attali nous a rappelé récemment dans son blog qu'une grave crise pourrait survenir en 2015 en rappelant que dans l'histoire récente elles apparaissent selon un cycle de 7 ans (1987 ; 1994 ; 2001 ; 2008, et donc ... 2015). Curieuse ironie de l'histoire qui comme un pendule rythmerait notre vie économique et financière ! Une précision déconcertante qui invite au déterminisme par les cycles. Une difficulté de plus pour trancher sur le poids respectif de nos deux pôles !

ANNEXE

Le système déterministe

Un système évolue selon un principe déterministe s'il peut être mis en équation et si ses états futurs sont déterminés par ses états antérieurs et/ou présents. Le déterminisme établit que la succession et la nature des événements et des phénomènes liés à l'évolution d'un système sont dus au principe de causalité, principe selon lequel les mêmes causes entraînent les mêmes effets dans les mêmes conditions ou circonstances.

Le système chaotique

Un système chaotique est un système qui présente une dynamique non déterminée, non prédictive, très sensible aux conditions initiales, à ses états internes, et aux facteurs environnants. On ne peut à partir de ses états passés et présents prédire ses états futurs.
Il faut préciser qu'il n'est pas nécessaire qu'un système soit complexe pour présenter des aspects chaotiques ; un système simple ayant un petit nombre de degrés de liberté (les possibilités qui lui sont offertes pour évoluer dans des directions non contraintes), peut présenter une dynamique très complexe pourvu qu'il possède cette propriété de sensibilité aux conditions initiales.

Exemple ; la circulation sur autoroute peut devenir chaotique avec des ralentissements ou des arrêts inexpliqués, malgré le peu de degrés de liberté offerts aux voitures (1 seul sens avec 2 ou 3 voies possibles).

On peut résumer en disant que les systèmes dynamiques chaotiques (simples ou complexes) sont caractérisés par des instabilités récurrentes, un comportement désordonné, qui empêche toute prévision sur le long terme. La « sensibilité aux conditions initiales », a largement été popularisée par la fameuse expression « l'effet papillon », qui dit qu'un simple battement d'ailes d'un papillon peut déclencher une tornade à l'autre bout du monde.

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Ingénieur en informatique, Alain Desert a longtemps travaillé sur des plates-formes grands systèmes IBM où il a eu l'occasion de faire de nombreuses études de performances. Il est un adepte de l'approche systémique.

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