La réforme des retraites comme produit de l’énarchie macronienne

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Par Jacques Bichot Modifié le 24 mars 2023 à 13h33
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10000 EUROSLa réforme des retraites prévoit un plafond de cotisation de 10.000 euros par mois.

Propos iconoclastes dédiés à la mémoire de Lavoisier

Eric Verhaege a publié dans Contrepoints un article intitulé : Réforme des retraites, pur produit de l’énarchie macronienne. Sa formule me convient, dans ce sens qu’il s’agit bien d’un projet tel que peut en secréter la haute fonction publique française et ceux de ses membres qui ont obtenu un poste politique particulièrement important, comme l’Elysée ou Matignon. En revanche, nous différons probablement sur ce qui caractérise le plus l’énarchie. Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons bien que tous les énarques ne se conforment pas aux portraits-robots que peuvent dresser Eric Verhaege (lui-même énarque), ou votre serviteur (qui est universitaire, docteur en mathématiques et en économie).

L’énarchie verticale et le jardin à la française

Pour Eric Verhaege (EV), le projet de Macron relève du « fantasme jacobin du jardin à la française » et de « l’énarchie verticale ». Cette verticalité signifie le choix d’une « présidence jupitérienne », fonction qui consiste, selon les termes mêmes utilisés par E. Macron dans une interview, à « conduire la société à force de convictions et d’actions », en « donnant un sens clair à sa démarche ».

L’article « Jacobinisme » de Wikipédia définit ainsi ce courant de pensée, qui a joué un rôle fondamental durant la Révolution de 1789, et a ensuite fortement influencé la mise en place de nouvelles institutions et procédures par Napoléon : « organiser le pouvoir de façon administrative et centralisée ; le faire exercer par une élite d’experts (technocrates) qui étendent leurs compétences à tous les échelons géographiques et à tous les domaines de la vie sociale afin de les rendre uniformes. »

La verticalité s’exprime, selon EV, par « le fantasme jacobin du jardin à la française ». C’est une excellente image. C’est vrai, les Jacobins ont voulu que l’organisation politique se modèle sur les parterres géométriques du château de Versailles. Louis XIV était jacobin avant la lettre ! Les Jacobins ont voulu que les institutions et les hommes soient taillés à la manière des buis dans un jardin à la française. Proscrit, le foisonnement des buissons comme on l’aime dans un jardin à l’anglaise : tout doit être réglé comme du papier à musique, comme le tracé du grand canal et l’alignement des arbres dans le parc de Versailles.

Je comprends l’agacement d’EV face à cet ordre pesant : le jacobinisme, que ce soit dans sa version royale ou dans sa version républicaine, est castrateur, il inhibe les innovations. Mais les Jacobins, s’ils n’ont pas complétement raison, n’ont pas non plus tout à fait tort. Certaines institutions doivent comporter une bonne dose de logique cartésienne, tandis que d’autres peuvent rendre d’excellents services en laissant la voie libre à la fantaisie. A Versailles, il y avait aussi le Hameau de la Reine : sa fantaisie complétait, sans lui nuire, l’harmonieuse majesté géométrique du Grand Canal. Il faut de tout pour faire un monde, comme l’ont parfaitement compris depuis fort longtemps les Chinois avec le Yin et le Yang, ces deux principes à la fois opposés et complémentaires.

Le rôle de l’intelligence

Le centralisme Jacobin a du bon, mais il fait courir un risque important, que peut symboliser le sort tragique de Lavoisier. Ce grand chimiste, qui remplaça notamment la théorie dite « phlogistique » de la combustion par une mise en évidence du rôle de l’oxygène, et participa à la préparation du système métrique, fut guillotiné le 8 mai 1794 parce que ses opinions politiques ne s’identifiaient pas à celles des extrémistes qui étaient arrivés au pouvoir. Chacun se rappelle l’histoire – vraie ou enjolivée, je l’ignore – de son exécution : arrêté alors qu’il préparait une expérience scientifique, il demanda qu’un petit délai lui soit accordé pour la mener à bien, mais cette demande lui fut refusée, dit-on, au motif que « la République n’a pas besoin de savants ».

Une forme non sanglante, mais tout aussi néfaste, de mépris jacobin pour les connaissances scientifiques, sévit de nos jours en France comme dans maints pays. La critique faite par EV du projet de réforme des retraites s’articule exclusivement autour de la mise en place d’un système unique, jugé découler d’une vision « verticale » de notre protection sociale. Mais ce n’est pas l’inclusion de tous les Français dans un même système de protection sociale qui est critiquable, c’est le manque de connaissances économiques élémentaires chez les technocrates concepteurs de ce projet.

Les retraites dites « par répartition » fonctionnent comme échange entre générations : elles reproduisent au niveau national ce qui se passait jadis au sein des familles. Les parents entretenaient et formaient leurs enfants, et ceux-ci leur renvoyaient l’ascenseur en prenant soin d’eux durant leur vieillesse ; aujourd’hui c’est l’ensemble de la génération d’adultes en âge d’être actifs qui élève les membres de la génération suivante et subvient à leurs besoins, notamment en versant les quelque 130 Md€ requis chaque année pour financer la formation initiale. Cet investissement dans le capital humain rapporte un dividende, qui prend la forme des cotisations vieillesse : les actifs versent ces cotisations parce que leurs prédécesseurs ont investi en eux. C’est une vérité scientifique au même titre que le rôle de l’oxygène dans la combustion mis en évidence par Lavoisier.

Cette vérité d’une simplicité biblique(1) est hélas ignorée, ou du moins occultée, par nos jacobins en chef et par les hauts fonctionnaires qui travaillent sous leurs ordres. Or il est impossible de mettre en place un système de retraites par répartition rationnel et efficace en appliquant la règle, démunie de toute logique économique, selon laquelle ce sont les cotisations versées au profit des retraités qui préparent les pensions auxquelles auront droit ces cotisants. Le problème fondamental n’est pas la verticalité de notre gouvernance, mais l’incapacité de nos dirigeants à comprendre l’économie des retraites par répartition.

La comparaison avec la découverte du rôle de l’oxygène dans la combustion est tout-à-fait éclairante. Nos lointains ancêtres avaient appris à souffler sur quelques brindilles qu’une étincelle jaillie du heurt de deux silex faisait rougeoyer : ils avaient découvert empiriquement le rôle de l’air. Mais un mythe, la théorie phlogistique, selon lequel la combustion proviendrait des phlogistons, particules impondérables et invisibles contenue dans les substances combustibles, a durant des siècles rendu impossible la découverte de la vérité – le rôle de l’oxygène et du carbone. Le drame de la réforme des retraites est que la croyance phlogistique a trouvé un successeur : la législation des retraites par répartition. Le mantra présidentiel selon lequel chaque euro cotisé doit donner droit à une fraction précise de point de retraite va déboucher, par manque d’intelligence économique, sur une réforme bâclée, étalée sur des décennies, et qui débouchera, si jamais elle va jusqu’à son terme, sur un système en « rupture radicale avec la réalité », dirons-nous en écho à la formule de EV, « une rupture radicale avec le pays réel ».

Et le jardin à l’anglaise (la capitalisation) ?

Les particularités individuelles peuvent être respectées dans un système par répartition fondée, c’est-à-dire où les points seraient obtenus en fonction de l’investissement réalisé par chacun dans les nouvelles générations. En revanche, les particularités catégorielles ne peuvent être sérieusement traitées que par la capitalisation – grande absente du projet présidentiel et gouvernemental.

La dangerosité et la pénibilité, en effet, doivent être prises en charge sous forme de cotisations versées par les employeurs à des fonds de pension, dont la mobilisation permettra, au choix, soit de prendre sa retraite plus tôt avec un complément (venant de la capitalisation), compensant la réduction de la pension mensuelle due à une liquidation avant l’âge pivot, soit d’obtenir à partir de l’âge pivot (ou plus tard !) un supplément appréciable.

La capitalisation est également utile en l’absence de difficulté particulière dans les conditions de travail, parce qu’il est toujours préférable de ne pas compter, pour l’avenir, sur une seule forme de capital – le capital humain, base de la répartition. Il y a là place pour un véritable jardin à l’anglaise, façonné par chacun au gré de ses desiderata. Le château de Versailles – la retraite par répartition – gagne à l’existence du hameau de la Reine. Il ne faut pas oublier non plus l’assurance dépendance, fonctionnant aussi en capitalisation, comme toute couverture de risque par une compagnie d’assurance sérieuse.

Bref, s’il y a besoin d’une méthode « verticale » pour mettre en place, en remplacement de l’actuel législation qui organise une quarantaine de systèmes de Ponzi, un régime national fonctionnant en répartition « sérieuse », c’est-à-dire en capitalisation humaine, il nous faut aussi donner un énorme coup d’accélérateur à la création d’un jardin « à l’anglaise » de fonds de pension.

Messieurs de l’énarchie, sortez-nous du minable projet actuel, innovez, ne nous faites pas une fois de plus le coup du « nouveau exactement semblable à l’ancien », découvrez le rôle de l’oxygène dans la combustion, c’est-à-dire du capital humain dans le fonctionnement des retraites par répartition, et vous aurez bien mérité de la patrie !

1) L’un des dix commandements est « tu honoreras ton père et ta mère », ce qui ne signifie certes pas seulement le devoir d’être respectueux envers eux, mais aussi celui de leur fournir de quoi passer une vieillesse à l’abri du besoin.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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