Pourquoi réforme-t-on à tort et à travers ?

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Par Jacques Bichot Modifié le 29 novembre 2022 à 10h07

À partir de trois exemples récents, nous analysons ici les raisons pour lesquelles les pouvoirs publics multiplient les changements peu utiles, inutiles ou nuisibles, qu'ils appellent pompeusement « réformes », au lieu d'engager les vraies réformes réellement nécessaires.

Trois réformes dont on parle ces temps-ci peuvent servir d'exemple pour analyser la manie qu'ont les pouvoirs publics, quelle que soit leur couleur politique, de réformer à tort et à travers, c'est-à-dire sans ordre ni méthode, sans stratégie d'ensemble, et sans études préalables suffisantes : le tiers payant pour les consultations médicales, qui a déclenché la bronca des médecins libéraux ; le CV anonyme, décidé par voie législative en 2006, et qui n'est toujours pas mis en place, au mépris d'une décision du Conseil d'État, faute de décrets d'application ; et le compte pénibilité, imposé aux entreprises comme pour bien leur montrer que les sourires que leur font les pouvoirs publics en vue de relancer les créations d'emploi ne sont que des grimaces.

Le tiers payant chez le médecin

Le tiers payant se pratique déjà pour les personnes en difficulté financière, lesquelles disposent de la CMU (couverture maladie universelle). Il n'y a donc pas beaucoup de malades empêchés de consulter un généraliste simplement parce que faire l'avance de 23 euros leur serait impossible. Quant aux spécialistes, il est possible à tout assuré social d'en voir dans un cadre hospitalier, donc avec tiers payant. En revanche, par suite de l'absurde contingentement des entrées en seconde année de médecine qui a été pratiqué durant une quinzaine d'années, et pour d'autres raisons également liées à la mauvaise gestion de la sécurité sociale, la France souffre d'un déficit important de médecins libéraux – les délais requis pour obtenir un RV de spécialiste le montrent bien. C'est cela qui pose problème : le déficit de la France en effectifs médicaux, qu'un recours important à des praticiens immigrés ne parvient pas à combler totalement.

Dans ces conditions, transférer du travail de la sécurité sociale et des complémentaires santé sur les médecins est absurde. Les assurances ont plutôt un excédent de personnel, et elles pourraient en recruter très rapidement si besoin était, tandis qu'il faut dix années d'études pour former un médecin. Diminuer le temps dont disposent les médecins existants pour s'occuper de la santé de leurs patients ne peut qu'augmenter la difficulté des Français à obtenir les RV médicaux dont ils ont besoin. Il faudrait au contraire leur éviter des tâches que d'autres peuvent accomplir, pour qu'ils puissent se consacrer à leur coeur de métier. Quand une ressource est rare, il faut l'économiser, la réserver à ce qui a la plus grande utilité : Monsieur Toulemonde le sait aussi bien que les économistes et les gestionnaires. Imposer légalement ou réglementairement le gaspillage de cette ressource est une erreur qui devrait provoquer le rappel à l'ordre, voire le renvoi, des responsables de pareille gabegie.

Pourquoi donc la ministre de la santé a-t-elle décidé de lancer cette réforme ? Probablement parce qu'elle ne sait ou ne veut pas faire grand-chose de plus intéressant. Ce ne sont pourtant pas les besoins de réformes qui font défaut ! Par exemple, le coût de fonctionnement des hôpitaux est plombé par le statut de fonctionnaire dont bénéficie la grande majorité des salariés qui y travaillent : ne plus embaucher que sous statut privé serait une réforme salutaire – et qui plus est une réforme expérimentée en vraie grandeur avec succès à France Telecom, ce qui est une intéressante garantie de faisabilité. De même, le recours obligatoire à des médecins pour des actes qui, en de nombreux autres pays, sont effectués par du personnel paramédical, est une anomalie coûteuse à laquelle il conviendrait de remédier. Et pour trouver des dizaines d'autres améliorations et réformes utiles, je suggère à la ministre et à ses conseillers de lire ou relire l'ouvrage où un directeur de caisse primaire d'assurance maladie, Claude Frémont , déjà en 2006, exposait les problèmes et esquissait des solutions. Cet ouvrage n'a pas pris une ride, du fait que, depuis sa parution, aucun gouvernement ne s'est attaqué sérieusement à la réorganisation de notre système de santé.

Pourquoi les ministres successifs de la santé et de la sécurité sociale (Marisol Touraine n'est pas seule en cause !) ont-ils depuis des lustres multiplié les textes faiblement utiles, voire nocifs, au lieu de s'attaquer aux vraies difficultés ? La réponse la plus simple est probablement la meilleure : parce qu'ils n'avaient ou n'ont pas la compétence requise pour conduire leurs services à travailler sur des projets de véritables améliorations, possédant une portée stratégique. Comme ils ne peuvent pas se dispenser de réformer, ou du moins de faire semblant, car cela est nécessaire pour faire parler d'eux, ils brassent du vent.

Le dossier d'embauche anonyme

Le CV anonyme, deuxième exemple annoncé, a été institué en France par la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances. L'idée directrice était une vision pessimiste de l'employeur : celui-ci était considéré comme étant en général bourré de préjugés à l'encontre de certaines catégories de candidats. La question était posée en ces termes : comment donner aux postulants de la « diversité » une chance de ne pas être éliminés sur dossier par les racistes faisant fonction de directeurs du personnel ? D'où l'idée que le CV et ses annexes doivent ne comporter aucun nom, aucune photographie, aucune adresse, toutes mentions susceptibles de provoquer une réaction de rejet sur des critères injustes.

Le « politiquement correct » ayant ainsi remplacé l'approche psychologique et psychosociologique sérieuse des procédures d'embauche, la loi fut votée et promulguée sans étude d'impact digne de ce nom. Des expérimentations vinrent après coup montrer ce qui aurait été envisagé dès le début par des responsables moins idéologues et plus réalistes : à savoir que les résultats du CV anonyme ne correspondent pas aux objectifs de la loi. De plus, la complication entraînée pour les employeurs n'avait pas été correctement évaluée. Les décrets d'application se firent donc attendre. Ce retard du pouvoir réglementaire fut attaqué devant le Conseil d'État, qui donna raison aux plaignants, et fixa au 9 janvier 2015 la date limite pour la sortie des décrets. À ce jour les dits décrets d'application n'ont toujours pas été pris : il est trop évident que cette disposition de la loi est inapplicable. L'incurie des pouvoirs publics les a donc conduits, après avoir fait voter une disposition ridicule, à pratiquer une tactique de triple « ni » : ni abrogation, ni application, ni respect des décisions du Conseil d'État. Rester dans l'illégalité ne semble pas gêner outre mesure nos gouvernants. Pauvre France !

Les comptes pénibilité

Les comptes pénibilité, troisième et dernier exemple, concernent un vrai problème. Il importe en effet que les personnes dont le travail salarié présente une pénibilité particulière obtiennent des compensations de la part des employeurs qui ont recours à leurs services. Que le principe de telles compensations soit inscrit dans la loi est donc une bonne chose – il s'agit une règle de juste conduite au sens de Hayek. Mais la pénibilité prend des myriades de formes différentes ; les pouvoirs publics sont de ce fait très mal placés pour poser des règles de calcul du degré de pénibilité et décider du niveau de son indemnisation. Les problèmes, dans ce domaine, changent selon les métiers et selon les époques. Les ouvriers responsables de la coulée de la fonte ou de l'acier étaient exposés dans les années 1950 à une tout autre pénibilité que leurs successeurs actuels. Et le travail d'un enseignant peut être très pénible face à des gamins mal élevés, plus peut-être que celui d'un manutentionnaire, mais il ne s'agit pas de la même pénibilité.

Pour ces raisons, l'appréciation de la pénibilité doit s'effectuer au plus près du terrain, conformément au principe de subsidiarité, si l'on entend qu'elle soit juste et efficace. Le centralisme bureaucratique qui s'exprime dans le titre II de la loi retraite du 20 janvier 2014, partie de la dite loi qui instaure le compte pénibilité, est une illustration pathétique du mépris dans lequel est tenu ce principe de bon sens.

Face aux difficultés de mise en oeuvre de cette loi pavée de bonnes intentions, et au mécontentement des employeurs qui vont devoir l'appliquer, le gouvernement a chargé un parlementaire et un chef d'entreprise de pondre un rapport. C'est risible : que peut dire un seul entrepreneur de chacune des particularités de la pénibilité dans des milliers de secteurs et d'entreprises différentes ? Là encore, l'incompétence gouvernementale est navrante.

Pourquoi cette profusion de réformes bâclées ?

Ces trois exemples illustrent la difficulté qu'ont les pouvoirs publics français à entreprendre des réformes réellement utiles. En fait, nos dirigeants sont des sortes d'illettrés en matière de réforme. Ils sont convaincus (à juste titre) qu'il faut réformer pour se montrer à la hauteur des responsabilités qui leur ont été confiées par le corps électoral ou par le Chef de l'État, et pour faire parler d'eux dans les médias, mais ils ne savent pas choisir les domaines qui peuvent donner lieu à des changements structurants qui faciliteraient la sortie de l'ornière où la France s'est enlisée.

Ils ne savent pas réformer, et ne disposent pas des services adéquats pour préparer et mettre en œuvre des réformes systémiques. Le système public français de statistiques et de recherche économique appliquée est conséquent, mais il ne reçoit pas les commandes pertinentes qui seraient nécessaires pour éclairer convenablement la prise de décision dans le domaine économique et social, si bien qu'il n'a pas acquis le savoir-faire que seule confère une longue pratique.

Parallèlement, la consultation systématique des apparatchiks dits « partenaires sociaux » fait perdre du temps et de l'énergie en vaines palabres, alors que les vrais acteurs de terrain, qui pourraient être consultés avec profit selon des procédures adéquates, sont le plus souvent négligés. De plus, les rapports narcissiques malsains que les hommes politiques et les partenaires sociaux entretiennent généralement avec les médias les amènent à divulguer leurs discussions et leurs projets à des stades beaucoup trop précoces : ils annoncent la couleur avant d'avoir sérieusement étudié la question, ensuite de quoi le travail de mise au point se fait dans les pires conditions, ce qui conduit à en finir au plus vite, quitte à le bâcler.

Enfin, last but not least, l'aptitude au raisonnement conceptuel et systémique, indispensable pour concevoir des réformes utiles et de grande envergure, est peu répandue, et la sphère politique en manque au moins autant que la population dans son ensemble, victime en la matière d'une formation initiale défaillante.

D'autres facteurs s'ajoutent encore à ceux-ci pour expliquer le tragique manque de savoir-faire de nos dirigeants politiques en matière de réformes, mais ces quelques explications devraient suffire pour comprendre d'où vient la crise de gouvernance dont souffrent la France et l'Europe, crise qui est la cause principale de la stagnation économique durable, de l'endettement délirant et du sous-emploi massif.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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