La pandémie de COVID, un test grandeur nature pour la politique climatique

Hans-Werner Sinn est professeur émérite d’économie à l’université de Munich.

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Par Hans-Werner Sinn Modifié le 19 juin 2023 à 15h49
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98 MILLIARDS €Le coût total de la pollution de l'air est compris entre 67 et 98 milliards d'euros par an en France

 Le monde se divise sur les mesures à prendre face au réchauffement climatique, et sur l'intensité de ces mesures. Alors qu'une petite minorité de pays s'est engagée à mettre en place une interdiction rigoureuse des énergies fossiles et à réduire leurs émissions de dioxyde de carbone, la plupart des autres pays ne font pas grand chose – voire rien du tout. La grande question est donc de savoir si les mesures unilatérales mises en œuvre par cette minorité peuvent contribuer à limiter le réchauffement, ou s'il faut prendre des décisions contraignantes au niveau mondial.

Réduire les émissions de CO2 : un engagement

La crise de la COVID-19 indique la réponse probable. Il s'avère que la pandémie a servi de test au niveau mondial pour évaluer le mécanisme des politiques climatiques multilatérales et unilatérales.

En théorie, l'accord de Paris sur le climat adopté en 2015 est fondé sur une stratégie multilatérale. Mais seuls 60 des 195 pays signataires ont pris des engagements chiffrés en matière d'émissions. Or ces pays ne comptent que pour 35% des émissions mondiales. La Chine et l'Inde, les pays les plus peuplés de la planète, ont refusé de prendre des engagements chiffrés. Les USA les ont acceptés, mais ils n'ont pas encore été ratifiés par le Sénat.

Les pays qui ont pris des engagements quantitatifs assurent qu'ils peuvent réduire les émissions mondiales de CO2 en diminuant la demande pour les énergies fossiles en basculent vers les énergies vertes ou l'énergie nucléaire. Mais cela ne diminuera pas beaucoup les émissions mondiales, car la consommation de cette minorité de pays est relativement faible. Néanmoins disent-ils, une petite contribution est préférable à rien du tout, de même qu'un don à une organisation charitable est mieux que rien.

A y regarder de plus prés, ce point de vue est très problématique, car il néglige le rôle des marchés internationaux des énergies fossiles (le pétrole, le gaz et la houille). Examinons le marché pétrolier. Quand la demande des pays industrialisés baisse, il en est de même des prix mondiaux, ce qui entraîne une augmentation des achats et par conséquence une consommation plus importante des autres pays. La baisse de la demande en pétrole de la part des pays "verts" ne compense donc que partiellement la hausse de la demande des autres pays. Ce problème se pose notamment pour l’Union européenne qui a décidé récemment d'interdire la vente de voitures à moteur à combustion d'ici 2035, ainsi que pour l'Allemagne qui s'apprête à interdire le chauffage au gaz et au fioul à utilisation domestique dès 2024.

Est-ce que les restrictions unilatérales de la demande de pétrole permettront de réduire l'utilisation des combustibles fossiles au niveau mondial et de ralentir le changement climatique ? Cela dépendra de la réaction des producteurs d'énergie fossile. Ce n'est que s'ils extraient moins de pétrole que la consommation diminuera, car le combustible fossile extrait sera de toute façon utilisé dans un lieu ou un autre. Le pétrole qui ne sera pas extrait ne sera pas utilisé. Telle est la vérité fondamentale de la politique climatique. Hormis la séquestration du carbone et de la reforestation qui ont des effets négligeables, l'atténuation du réchauffement climatique repose entièrement sur les producteurs ou détenteurs de combustibles fossiles, notamment les Etats qui contrôlent les territoires où se trouvent les gisements.

Des mesures unilatérales

Face à des mesures unilatérales de réduction de la demande prises par les "pays verts", on ne sait quelle sera la réaction des producteurs de pétrole tels que l'OPEP. Ils pourraient vendre moins parce que certains sites de stockage ne seront plus rentables. Ou alors ils pourraient vendre la même quantité qu'auparavant si les royalties ou les coûts d'utilisation de ces sites diminue avec le prix des combustibles fossiles. Dernière hypothèse : ils pourraient vendre davantage pour anticiper de nouvelles réductions de la demande (ce que j'appelle le paradoxe vert), ou simplement parce qu'ils vivent au jour le jour et doivent compenser les réductions de prix en augmentant les ventes.

Dans les deux dernières hypothèses, la diminution de la demande de certains pays pourrait avoir pour une conséquence involontaire : l'augmentation de l'extraction de combustibles fossiles, et par conséquent l'accélération du changement climatique. Les pays qui ne suivent pas les règles pourraient consommer le pétrole que les pays verts ne consomment pas, ainsi que les quantités supplémentaires extraites par les pays producteurs. Malheureusement la recherche économique n'offre pas de réponse claire quant au scénario le plus probable ; nous devons donc nous fier à l'analyse empirique.

Mais les résultats sont étonnamment clairs en ce qui concerne le pétrole brut. Depuis la fin de la deuxième crise pétrolière en 1982 jusqu'au début de la crise COVID en 2020, l'extraction de pétrole a suivi une tendance linéaire, légèrement à la hausse, avec des fluctuations minimes des volumes extraits. Les prix en revanche étaient extrêmement volatils, variant grosso modo de 10 à 130 dollars le baril. Lorsqu'un ralentissement économique réduisait la demande quelque part dans le monde, ailleurs les consommateurs réagissaient à la baisse des prix en augmentant leurs achats. De même, lorsqu'un boom économique stimulait la demande dans une région, ailleurs les consommateurs réduisaient leurs achats pour compenser la hausse des prix. Quoi qu'il en soit, les producteurs de pétrole ne réagissaient pas réagi à ces mouvements. Au contraire, ils poursuivaient une stratégie rigide d'approvisionnement, sans se laisser influencer par la fluctuation de prix.

L'OPEP réduira-t-elle sa production ?

Cette situation n'a changé qu'avec l'arrivée de la pandémie. Lors de la première réaction mondiale au virus, les prix du pétrole ont fortement diminué, car la production industrielle a chuté en raison des fermetures d'usines et des confinements. Pour éviter une chute brutale des prix, l'OPEP a réduit sa production, ce qui a rapidement produit l'effet escompté : les prix ont immédiatement rebondi et parois même dépassé leur niveau initial. Et lorsque la sortie de crise s'est profilée, les prix et l'offre se sont progressivement normalisés.

La leçon est simple. Lorsque la demande en combustible fossile ne diminue que dans quelques pays, sachant que d'autres pays absorberont l'offre à un prix inférieur, les pays producteurs ne diminuent pas leur extraction. La limitation de la demande promise par certains pays industrialisés dans le cadre de l'accord de Paris est sans effet sur le changement climatique. Ce n'est que si tous les pays ou presque tous les pays consommateurs de pétrole s'unissent pour réduire la demande qu'ils pourront exercer une influence sur l'OPEP et les autres détenteurs de ressources fossiles et les contraindre à diminuer leur extraction. C'est à cette condition que le réchauffement climatique s'atténuera.

Ces résultats empiriques issus de la pandémie ont été publiés l'année dernière. Ils remettent en question nombre de principes de longue date concernant la politique climatique. Ainsi, en l'absence d'action concertée au niveau mondial, l'interdiction prochaine des voitures à moteur à combustion interne par l'UE sera inutile pour le climat, car le carburant qui n'y sera plus consommé, le sera ailleurs. Cette interdiction pourrait même augmenter les émissions mondiales de CO2 en imposant l'achat de voitures électriques qui auront besoin de l'électricité produite par la combustion accrue de lignite extraite dans les pays de l'UE, et qui sans cela aurait été conservée dans le sous-sol.

De la même manière, en Allemagne l'interdiction du chauffage au gaz et au fioul contraindra les propriétaires d'habitations individuelles à recourir aux pompes à chaleur électriques, ce qui conduira à brûler davantage de lignite sans réduire la quantité de pétrole extraite et utilisée à travers le monde.

Aussi frustrantes soient ces observations, elles montrent au moins que les pays consommateurs ne sont pas entièrement dépourvus de moyens d'action. Si un nombre suffisant de pays acheteurs s'unissent, ils pourront inciter les pays producteurs à arrêter d'extraire le pétrole du sous-sol, ce qui limitera le réchauffement climatique.

Il ne faut évidemment pas négliger la difficulté d'aboutir à une action coordonnée basée sur des accords internationaux, notamment si l'on prend en compte l'augmentation des tensions géopolitiques. A titre d'exemple, tant que la crise de Taïwan ne sera pas résolue, il y a peu d'espoir que la Chine restreigne véritablement sa demande en énergies fossiles simplement au nom de la solidarité climatique. En l'absence d'un ordre mondial stable et pacifique, il sera impossible de parvenir à la coordination internationale nécessaire face à l'une des plus grandes menaces qui pèse sur l'humanité.

© Project Syndicate 1995–2023

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Hans-Werner Sinn est professeur émérite d'économie à l'université de Munich. Il a été membre du conseil du ministère allemand de l'économie et président de l'Institut de recherche économique Ifo. Il a écrit un livre intitulé The Euro Trap: On Bursting Bubbles, Budgets, and Beliefs (Oxford University Press, 2014).

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