L’Europe en pleine guérilla fiscale, la France isolée

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Par Olivier Passet Modifié le 6 décembre 2013 à 6h55

La France est un cas à part en Europe : le gouvernement vient de porter à 38,1 % le taux légal maximal de l’impôt sur les sociétés, alors que ses voisins sont engagés dans la « guérilla » fiscale. La crise n’a pas freiné le mouvement, au contraire. Les différentes offensives des Etats sont déjà bien visibles dans l’accroissement de la dispersion des taux d’impositions sur les sociétés depuis cinq ans au sein de l’Union européenne. Elles sont également visibles dans la multiplication des cas de « dévaluations fiscales », qui se sont substituées aux dévaluations monétaires classiques. Une offensive qui pourrait s’accentuer encore, alors que le Sud de l’Europe s’engage à son tour dans la guerre fiscale, isolant un peu plus la France en Europe.

Les lignes se déplacent ainsi rapidement au sein de l’Union, et la France doit prendre la mesure de cet environnement mouvant, qui exacerbe toujours plus les pressions sur son secteur exposé. Elle participe de surcroît à la dynamique de déflation qui prévaut aujourd’hui sur le marché intérieur européen. La France ne peut pas résoudre son équation budgétaire en ignorant les arbitrages fiscaux offensifs de la plupart de ses partenaires. L’idée même d’un moratoire fiscal, guidé par la notion floue de « ras-le-bol » face à l’impôt, paraît d’ores et déjà très en deçà de l’enjeu.

Les arbitrages fiscaux face à la crise

Après un bref épisode de relance budgétaire, les pays européens ont tous été confrontés à la nécessité de consolider leurs finances publiques. Les impôts ou les assiettes sur lesquelles les différents gouvernements ont fait peser l’ajustement diffèrent sensiblement d’un pays à l’autre. On trouve néanmoins quelques caractéristiques communes à de nombreux pays, qui impriment leur marque sur les évolutions moyennes.

Premièrement, l’ajustement a relativement épargné les entreprises. Malgré les déséquilibres de certains régimes sociaux, les cotisations sociales à la charge des employeurs ont plutôt diminué. Les taux pesant sur le salaire ont baissé dans une dizaine de pays, et seuls six pays, dont la France, connaissent une évolution contraire sur la période 2006-2013 (graphique 1). La France diverge donc de la moyenne jusqu’en 2013. L’écart de taux de cotisation employeur qui était de 17,5 points en 2007, s’est creusé de 1,5 point en l’espace de six ans pour atteindre 19 points en 2013.

Graphique 1 : Taux moyens de cotisation patronales en % du salaire

Taux moyen de cotisations patronales en Europe

Note : pour 8 situations combinant 3 niveaux de salaire (67 à 167 % du salaire moyen) et 4 situations familiales (célibataire avec ou sans enfant, couple marié avec ou sans enfant)

Sources : Eurostat, OCDE, MISSOC

Deuxièmement l’imposition des profits a continué à régresser dans de nombreux pays durant la crise, même si le mouvement a perdu en intensité par rapport à la première moitié des années 2000 (graphique 2). Le taux moyen légal des partenaires de la France était de 24,2 % fin 2007. Il sera ramené à 22,3 % en 2014 et à 21,8% en 2017. La France évolue à nouveau à contre-courant de la tendance générale. Cet écart était de 10 points avant crise. Il sera porté à 16 points en 2014. Il progressera encore d’au moins un demi-point à horizon 2017, au regard des baisses déjà annoncées par les différents membres de l’UE. Le constat est à peine atténué lorsque l’on restreint l’observation à la zone euro.


Graphique 2 : Taux légal maximal de l’impôt sur les sociétés

taux légal maximal d'impôt sur les sociétés en Europe

Sources : Eurostat, KPMG, sources nationales

Troisièmement, en contrepartie des arbitrages précédents favorables à court terme aux entreprises, les gouvernements ont sensiblement alourdi la fiscalité sur la consommation (différents droits d’accises et TVA).

Graphique 3 : Taux normal de TVA

Taux moyen de TVA en EUrope

Sources : Eurostat, OCDE, sources nationales

Le taux normal de TVA a notamment augmenté de 2 points en moyenne entre 2008 et 2014, pour l’ensemble des pays de l’UE (hors France) et de 1,8 point pour les pays partenaires de la France au sein de la zone euro (graphique 3). En dehors des PECO, c’est en Espagne et en Grèce, pays confrontés aux problèmes les plus aigus de solvabilité, que l’on observe les plus fortes hausses de fiscalité indirecte. La France, jusqu’en 2014, est restée à l’écart du mouvement.

Une concurrence exacerbée sur le capital

De fait, treize pays de l’Union ont allégé leur impôt sur les sociétés depuis 2008, ou l’allègeront dans les trois ans à venir. Face au statu quo ou quasi-statu quo français[1], on observe donc des stratégies actives de certains partenaires, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les pays du Nord, certains PECO, et la plupart des économies en crise du Sud (graphique 4).


Graphique 4 : Principales offensives fiscales sur l’IS effectives ou progarmmées dans l’UE, 2007-2017

Cœur de l’UE PECO

Sources : Eurostat, KPMG, sources nationales

Quelle est la portée de cette nouvelle offensive fiscale en pleine crise ? Ce qui saute aux yeux, lorsque l’on compare les taux d’imposition en Europe, c’est que l’anomalie est en son cœur. Économiquement, l’adoption d’une fiscalité plus favorable aux entreprises est pour un pays ou une région un moyen légitime de compenser des désavantages de localisation (situation périphérique) ou une faiblesse des équipements publics[2]. En principe, la concurrence ne devrait donc pas produire une égalisation des taux, mais un dégradé en fonction de la centralité, de la taille du marché et de la qualité des infrastructures. Or au sein de l’Europe se dessine plutôt un dégradé d’imposition qui ne va pas du centre vers la périphérie, comme on pourrait s’y attendre, mais d’Ouest en Est (graphique 5).

La principale anomalie au tableau, que les années de crise ont renforcée, concerne l’Allemagne. Le pays est au cœur d’une zone fiscalement dépressionnaire à l'Est de l’Europe, dont il est le principal bénéficiaire à travers son réseau de sous-traitance. Bénéficiant déjà d’un super-bonus géographique, l’économie allemande s’est bâtie un triple avantage fiscal. Primo, le taux d’impôts sur les sociétés en Allemagne a baissé de 10 points en 2008. Il se rapproche désormais de la moyenne européenne (à 29 % dans sa partie occidentale). Deuxio, l’appareil productif sous-traite une grande partie de sa production dans les PECO, où les taux d’imposition oscillent entre 19 et 20 %. Tertio, le taux effectif allemand incorpore la fiscalité locale (le gewerbsteuer, indexé également sur les profits). Ce qui signifie que ne se profile pas derrière ce taux, un empilement de multiples taxes sur la production, équivalent à celui que connaît la France.

Graphique 5 : Cartographie des taux de l’IS en Europe

2000 2014

Cartopgraphie des taux de l'impôt sur les sociétés en Europe

Sources : Eurostat, OCDE, KPMG

En définitive, la dépression fiscale qui caractérise l’Est et le cœur-Est de l’Union, confère un avantage fiscal significatif à l’Allemagne et à son Hinterland. Cette stratégie fiscale est en cohérence avec la volonté des groupes allemands de maintenir une part importante de l’assemblage industriel sur le territoire et de vendre sous la bannière du « made in Germany » des produits à fort contenu en intrants importés. Contrairement à la France, l’Allemagne a su développer une stratégie fiscale qui incorpore les enjeux liés à la multi-localisation des groupes et à l’extension des chaînes de valeur. L’ampleur de cette dépression, et son accentuation en début de crise, n’en restent pas moins problématiques, puisque qu’elles renforcent l’avantage compétitif du pays qui dispose du plus important excédent courant de la zone.


L’arme de la « dévaluation fiscale »

Dans le contexte d’unification monétaire, la fiscalité devient le principal instrument discrétionnaire mobilisable pour améliorer l'attractivité et la compétitivité d’un territoire. Sa mise en œuvre passe par le basculement de la fiscalité pesant sur le travail ou le capital vers la consommation. Dans cette optique, de nombreux pays ont diminué les cotisations employeurs ou l’impôt sur les sociétés et augmenté simultanément la TVA. Au regard des prélèvements mentionnés ci-dessus, il apparaît que plus de 14 pays de l’UE ont mené, à des degrés divers, une stratégie de dévaluation fiscale sur la période 2006-2014 (graphique 6) :

C’est le cas de l’Allemagne, en début de crise, puis tout au long de la crise et jusqu’à aujourd’hui, des pays d’Europe du Nord (Finlande, Suède, Danemark), du Royaume-Uni, mais aussi de l’Italie, de l’Espagne, et demain, du Portugal. Le cas de la Grèce, à la fiscalité très instable, est beaucoup plus ambigu.

C’est le cas également, notamment en début de crise, de presque tous les PECO, de la Bulgarie, de la Hongrie, de la Slovénie, de la République tchèque et de la Lituanie.

A l’opposé, la France est un des rares pays à connaître une « réévaluation fiscale » sur la période, avec la Belgique, le Portugal, l’Estonie et la Slovaquie.

Graphique 6 : Variation des taux de prélèvements sur les entreprises

entre 2006 et 2013-2014, « Noyau dur »

(Variation en points des taux légaux)

Sources : Eurostat, OCDE, MISSOC, KPMG, calculs Xerfi

Pays d’Europe orientale

(Variation en points des taux légaux)

Sources : Eurostat, OCDE, MISSOC, KPMG, calculs Xerfi

Lorsque l’on combine ces différents impôts, il ressort que les dévaluations les plus amples ont été menées en Bulgarie, en Hongrie, en Slovénie, en Roumanie, en Allemagne, en Finlande en Suède et au Royaume-Uni, renforçant notamment la zone de dépression fiscale formée par l’Allemagne et son Hinterland (graphique 7).

Graphique 7 : Intensité des dévaluations fiscales en % de la valeur ajoutée, pour une entreprise-type, 2006-2014*

* Jusqu’en 2013 pour les cotisations patronales. Le CICE n’est donc pas pris en compte en France. Si l’on consolide son impact avec la dérive de 2006-2013, le solde serait de l’ordre de -1% de la valeur ajouté.

Note : pour une entreprise-type dont les salaires représentent 50% de la VA et le résultat net avant impôt 15 % de la VA

Sources : Eurostat, OCDE, MISSOC, KPMG, calculs Xerfi

En définitive, le contexte fiscal mouvant, offensif, déséquilibré et déséquilibrant qui vient d’être décrit, est une des dimensions essentielle à prendre en compte lorsque l’on pense à une « mise-à-plat » de notre fiscalité. Par ignorance d’un environnement de « déflation fiscale », la France pourrait courir après sa cible. Le CICE apparaît certes nécessaire mais déjà insuffisant. Il rétablit au mieux le statuquo déjà insatisfaisant d’avant-crise. Alors même, que le gouvernement, dans le sillage du rapport Gallois, entendait mener avec cet instrument une offensive positive en faveur de la compétitivité, en remontant le handicap accumulé sur l’ensemble de la décennie 2000.

Mais c’est aussi ce « jeu de domino », où chaque pays conquiert dans la douleur un avantage provisoire et participe à la déflation fiscale et sociale européenne, qui doit être au cœur des préoccupations. Un jeu dans lequel des pays comme l’Allemagne ou la Suède, commercialement excédentaires, jouent l’option de la dévaluation. Une option qui renforce la divergence européenne, puisque ces pays bénéficient déjà de la dynamique de polarisation industrielle au sein de l’espace européen. Il paraît dès lors plus que jamais indispensable de progresser en matière de coopération et d’harmonisation fiscale. Les tentatives passées concernant l’IS, pour instaurer des fourchettes de taux ou des taux plancher, ou même encore une base commune, sont toujours restées lettre morte. La conquête d’un cadre fiscal compétitif et stable en France, ne prendra toute sa portée, que si l’UE et la zone euro progressent sur la voie de l’harmonisation.

[1] Si l’on considère comme provisoire la surtaxe récente.

[2] Agnès Bénassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry (2005) : «  Impôt sur les sociétés : concurrence ou harmonisation ?», dans Croissance équitable et concurrence fiscale, Rapport du CAE n°56

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Directeur des synthèses économiques chez Xerfi, il est en charge du suivi des politiques économiques et des mutations de l'appareil de production. Avant de rejoindre Xerfi, il a été économiste à l'OFCE (1989-2000), chargé de mission puis chef du service économique et financier international du Commissariat Général du Plan (2000-2006), chef du service Économie-Finances du Conseil d'analyse stratégique auprès du Premier Ministre (2006-2011) et conseiller au Conseil d'analyse économique (2011-2012). Il publie régulièrement des analyses approfondies pour Xerfi Synthèse.

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