Le risque accru d’une Russie affaiblie

Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères et vice-chancelier de 1998 à 2005, s’inquiete de voir la Russie isolée par la diplomatie européenne et occidentale, au risque de recréer un Bloc de l’Est élargi à la Chine et à la Corée du Nord.

Joschka Fischer
Par Joschka Fischer Modifié le 17 octobre 2023 à 10h24
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1000 MILLIARDS $La guerre en Ukraine aurait déjà coûté 1000 milliards de dollars.

La guerre insensée de la Russie en Ukraine fait rage depuis près d'un an et demi et la nature criminelle fondamentale de l'entreprise reste inchangée. Une grande puissance nucléaire veut nier à son voisin – un « pays frère » – un droit d'exister précédemment reconnu. Le président russe Vladimir Poutine a choisi comme moyen une guerre de conquête. S'il parvient à ses fins, l'Ukraine sera intégrée à la Russie et disparaîtra ainsi en tant qu'État souverain indépendant.

Mais chaque semaine qui passe, davantage de preuves laissent penser que ses calculs ont échoué. Loin de mener à une victoire rapide, « l'opération militaire spéciale » de Poutine est devenue un bourbier sanglant dans lequel la Russie pourrait bien perdre la bataille. Si ce conflit a certainement imposé de nombreux sacrifices à l'Ukraine, elle a également créé des coûts pour les Russes ordinaires.

La gravité des dégâts que le Kremlin a créés pour lui-même est devenue pleinement évidente à la fin du mois de juin, lorsqu'Evgueni Prigojine et ses mercenaires du Groupe Wagner ont directement défié les dirigeants. La tentative de coup d'État de Prigojine s'est déroulée durant de nombreuses heures sous les yeux du monde entier et ses bataillons Wagner ont même pris la ville russe de Rostov, le quartier général du quartier militaire russe de la région sud. De là, ses forces – notamment des chars – ont défilé sur Moscou, à moins de 200 kilomètres de cette capitale.

Dans le monde entier, on a pu entendre les questions lancinantes des observateurs pantois. Où étaient la sécurité et les services secrets russes ? Comment le régime de Poutine a-t-il pu permettre un tel défi éhonté à son autorité ?

Dans un discours national prononcé au début de la marche de Prigojine, Poutine a rappelé le chaos de 1917 et a mis en garde contre la guerre civile. On a ensuite plus eu aucune nouvelle de lui. Était-il toujours au Kremlin pendant ces heures dramatiques, ou s'était-il enfui vers Saint-Pétersbourg, comme certains l'ont cru ? Il va sans dire qu'un dictateur qui s'enfuit en courant n'est plus en position de force, surtout quand il agit d'un défi venant de l'intérieur de son premier cercle.

Et que devons-nous faire de l'affirmation du Kremlin selon laquelle l'impasse aurait été résolue par la médiation du président biélorusse Alexandre Loukachenko, vassal subalterne que Poutine utilise parfois mais prend rarement au sérieux ? Même si cela était vrai, cela soulèverait de sérieux doutes quant à la puissance de Poutine.

D’un point de vue institutionnel, la Fédération de Russie a à présent fait preuve d'une faiblesse effrayante. Le groupe Wagner a été en mesure d'ébranler chaque région de l'État, parce que l'État repose entièrement sur la volonté d'un homme dont l'autorité s'est trouvée contestée par un seul coup. Si le despote tombe, il s'ensuit que tout le reste le suivra dans sa chute. Dans les heures critiques de l'insurrection de Prigojine, la Russie de Poutine s'est avérée être ce que ses critiques avaient longtemps prétendu : un État mafieux dépourvu d'institutions solides, mais malheureusement, disposant du plus grand arsenal nucléaire au monde.

Ce fut un moment de vérité et l'allusion de Poutine à 1917 et à la chute du tsar était en fait assez appropriée. L'épisode actuel rappelle en effet cette année-là, qui a provoqué non pas une mais deux révolutions, d'abord en février puis en octobre.

La tentative de coup d'État de Prigojine était étroitement liée à l'échec de la guerre de conquête en Ukraine. La perspective d'une défaite russe calamiteuse s'accroît, remettant en question la sagesse, la compétence et la force de l'homme fort. Avec une défaite militaire imminente, Poutine doit réfléchir soigneusement à son avenir. Combien de pouvoir lui reste-t-il ? Suffisamment pour mettre fin à la guerre par un compromis douloureux ? Ou bien cet aveu de faiblesse va-t-il déclencher un autre défi à son gouvernement ?

Quoi qu'il en soit, la marche de Prigojine sur Moscou signifie que la guerre est entrée dans une nouvelle phase dangereuse. La fin de partie approche et tout ce qui se déroule sur le champ de bataille déterminera l'avenir de la politique intérieure russe. Nous savons à présent que mettre fin à la guerre sera plus risqué et plus difficile que prévu, car tout sentiment de défaite sera considéré comme inacceptable pour certains éléments de l'appareil de pouvoir russe. Prigojine n'était qu'un élément de cette structure.

Plus nous nous rapprochons de la fin de partie, plus s'accroît le risque que le Kremlin ne recoure à des actes irrationnels, comme ordonner l'utilisation d'une arme nucléaire. La révolte de Prigojine offre un aperçu du chaos qui nous attend. Presque tout est concevable aujourd'hui, de la désintégration de la Fédération de Russie à la montée d'un autre régime ultra-nationaliste aux rêves néo-tsaristes de restauration de la Russie impériale.

Tout comme la Russie de Poutine, celle-ci restera enfermée dans le passé, loin de toute perspective de modernisation sociale, politique ou économique. Elle constituerait une menace permanente pour le flanc oriental de l'Europe et pour la stabilité mondiale au sens large. Nous devrons nous armer contre elle - et nos petits-enfants et arrière-petits-enfants devront probablement en faire autant.

© Project Syndicate 1995–2023

Joschka Fischer

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

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