ADP : une privatisation qui passe mal

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Par Michel Delapierre Modifié le 18 juin 2018 à 10h25
Aeroports Paris Trafic Passagers 2

Avec un chiffre d’affaires de 3,6 milliards d'euros en 2017, un taux de rentabilité interne à 6 % et un taux de marge net à 17%, ADP ravit chaque année ses actionnaires, et au premier titre, l’État français, qui détient 50,6 % de son capital. Malgré ces excellentes performances, l’exécutif est bien décidé à se séparer de ses parts, valorisées à près de 9 milliards d’euros. En débat depuis plusieurs mois, le principe de la privatisation d’ADP a été officiellement acté et sera présenté dans le cadre du projet de loi Pacte en Conseil des Ministres demain lundi 18 juin.

Une opération qui cristallise les tensions et soulève des inquiétudes

Dès le départ, le projet de privatisation a été critiquée par les syndicats du groupe.

Pascale Lapierre, secrétaire de FO ADP expliquait ainsi que « depuis que M. de Romanet est PDG, il se dit que nous sommes « une entreprise au service de la valeur ». C’est-à-dire que nous sommes surtout là pour faire de l’argent. Pour nous, qui avons toujours travaillé dans l’aéronautique, qui avons travaillé au contact des avions durant toute notre vie et sachant quel est l’état des troupes, aujourd’hui après des baisses d’effectifs, ce discours est difficilement audible. » Et de poursuivre « Orly est en train d’exploser, les parkings et les installations sont complètement saturés. Depuis 2005, nous avons eu un trafic qui a augmenté de 35%, des effectifs diminués de 17% et un bénéfice augmenté de 377%. Il y a 60% de nos bénéfices qui partent en dividendes, dont la moitié pour l’état ».

Du côté de la CGT, on s’inquiète également de ce que sera le futur développement des aéroports parisiens et de leur rôle stratégique pour le pays. Daniel Bertone, secrétaire CGT ADP, explique ainsi qu’« ADP est une entreprise qui marche très bien. Nous avons su nous développer au niveau des plus grands aéroports mondiaux sans aide de l’Etat en termes financiers. Nous redoutons que cette opération vienne casser la dynamique de notre groupe alors que nous sommes en pleine croissance. Il est évident que le but premier d’un gestionnaire privé est de faire de l’argent, c’est l’objet de la société, ce n’est pas l’intérêt général. Du coup, nous pouvons légitimement nous interroger sur ce qu’il va privilégier. Est-ce que ce sera le low cost au détriment de la compagnie nationale ou de ne pas trop investir sur les capacités en essayant d’exploiter au maximum l’existant jusqu’à arriver à saturation ».

D’autres critiques sont venues remettre en cause le bien-fondé économique du projet. Ainsi, pour Franck Dedieu, professeur à l’IPAG Business School, ce projet est une erreur économique qui n’est pas dans l’intérêt de l’État. « Dans la mesure où l’État a un accès à la liquidité très peu chère, dans la mesure où ses actifs rapportent et notamment sous forme de dividendes, un taux de rendement supérieur à ce que la liquidité coûte, c’est une erreur de privatiser. Si les taux d’intérêts étaient à 7 ou 8%, je ne dirais bien entendu pas la même chose ». Franck Dedieu pointe également sur la complexité de l’opération : « Il y a aussi une question technique qui se pose car ADP est coté en bourse en tant que tel. Si l’Etat décide de vendre certains actifs et d’en garder d’autres, comment va-il faire concrètement ? »

La solution de la concession

Afin de contourner ces difficultés et de permettre l’ouverture du capital, l’Etat a donc choisi de modifier le statut juridique de l’entreprise. Il s’engage ainsi dans la mise en place d’une concession d’une durée de 70 ans et prévoit de garder la propriété de tous les actifs, notamment fonciers, de l’entreprise.

Cette solution implique qu’il devra dédommager les actionnaires. Une opération risquée, aux contours pour l’instant relativement flous, qui pourrait ouvrir la voie à de nombreux recours de la part d’actionnaires minoritaires.

Face aux inquiétudes des partenaires sociaux de voir les aéroports parisiens gérés par un actionnaire majoritaire privé, le 4 avril 2018 à l’Assemblée Nationale, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, déclarait : « Les choix que nous ferons seront des choix qui préserveront la capacité de contrôle de l'État sur les actifs stratégiques », avant de clarifier son propos : « Il y a deux manières de contrôler les actifs stratégiques : il y a une présence au capital (...) et il y a la régulation. Je crois que la régulation est la meilleure façon d'assurer le contrôle de l'État sur des actifs stratégiques ».

Pour Daniel Bertone de la CGT, dans le cadre d’un contrat de régulation renforcée, « c’est le cahier des charges qui va être déterminant pour la suite des opérations. Il inclura le niveau de dépenses des investissements afin d’assurer le développement des capacités aéroportuaires, nos missions de service public, un renforcement des exigences au niveau des investissements sur la sureté et la sécurité. »

Une analyse partagée par Véronique Pigueron, présidente de la CFE-CGC, « l’Etat entend garder un œil sur ADP via le cahier des charges. Les responsables de Bercy nous ont dit qu’ils allaient le limiter dans le temps (concession de 70 ans). Cela leur permet, lors de la cession, de mettre des échéances dans le cahier des charges qui n’avaient pas été intégrées lors de la privatisation de 2006. Ils ont parfaitement conscience des problèmes de propriété des actifs, des moyens industriels et de la durée d’exploitation. » Concernant les accords sociaux déjà négociés, le gouvernement s’est engagé à ne pas les remettre en cause. La CFE-CGC réclame pour sa part la « transposition » du statut actuel des salariés ADP « dans une convention collective du personnel aéroportuaire ».

Les acquis sociaux, un point sur lequel les syndicats ne lâcheront rien

Les partenaires sociaux, réunis au sein d’une intersyndicale regroupant la CGT, FO, la CFE-CGC, et UNSA/SAPAP, ne semblent pas prêts à laisser passer le projet sans une opposition ferme, même s’il semble à ce jour irréversible.

Pascale Lapierre de FO critique ainsi frontalement les dernières déclarations du Ministre de l’Economie : « alors même que nous avons considérablement augmenté nos bénéfices notamment via l’expansion des boutiques et de l’immobilier, ce sur ordre de l’ Etat, le ministre explique dans la presse « que l’Etat n’a pas vocation à vendre du parfum dans les boutiques, ni à gérer le Mercure d’Orly» alors qu’ADP se contente de louer des emplacements et de passer des contrats avec des exploitants. »

Pascale Lapierre de poursuite : « le Ministre explique aussi « que 9 milliards sont immobilisés et rapportent seulement 180 millions d’euros par an ", alors même que l’Etat n’a pas mis un centime dans ADP depuis plus de 35 ans, et qu’au contraire il a déjà récupéré plus de 3 milliard d’Euros depuis 2005, en dividendes et en vendant des parts à Skipol (aéroport d’Amsterdam), soit le montant estimé d’ADP au moment de sa mise en bourse. Ces déclarations, qui prouvent la méconnaissance du Ministre de nos missions et de notre fonctionnement, ont été ressenties par les salariés comme l’expression d’un mépris extrême à leur égard. »

Des propos de Bruno Le Maire qui ont également été reçus froidement à la CGT. Pour Daniel Bertone, « notre inquiétude concerne le projet du gouvernement, quel est-il ? Bruno Le Maire dit qu’un Etat stratège n’a pas vocation à diriger une entreprise concurrentielle. Bien entendu nous sommes dans un secteur concurrentiel, le transport aérien mondial, mais la majorité des aéroports de taille équivalente à ADP dans le monde sont sous détentions publiques. Donc nous sommes en concurrence mais plutôt sur le trafic. Nous constatons par ailleurs que les plus grosses plateformes qui se développent dans le monde, notamment au Moyen-Orient ou en Turquie, le font grâce à des moyens publics

ADP : Vinci fait figure de favori pour racheter les parts de l’État

Concernant le futur repreneur, après l’épisode de l’aéroport de Toulouse où les actionnaires chinois ont clairement privilégié les dividendes aux dépens de la modernisation des infrastructures, le candidat chinois Silk Road Fund à la reprise d’ADP, semble avoir peu de chance de l’emporter.

Le consortium franco-italien Azzura, qui détient 60 % des parts de l’aéroport de Nice Côte d'Azur, poserait probablement moins problème à l’État français dans la mesure où il s’agit d’un acteur européen.

Même si Bercy préfère entretenir le mystère pour l’instant en se gardant bien d’évoquer le nom d’une entreprise en particulier, la plupart des observateurs s’accordent à penser que le groupe Vinci tient clairement la corde. L’entreprise gère déjà 36 aéroports dans le monde, dont 12 en France (Lyon, Grenoble, Nantes, Rennes, Clermont-Ferrand, Toulon…) et a acquis un important savoir-faire dans le domaine aéroportuaire.

Échéances d’ici la fin de l’année

Selon les informations obtenues par les syndicats, la loi sera présentée début septembre. Le débat au Parlement pourrait être assez long et amener à une mise en place effective de l’opération début 2019. L’Etat est également contraint dans son calendrier en raison d’échéances impératives sur 2019 et notamment la définition du Contrat de Régulation Économique numéro 4 (CRE 4) dont la date butoir est fixée à 2020.

2019 verra également le renouvellement du Conseil d’Administration d’ADP, un point qui ne devrait plus être qu’une formalité après la sélection du nouvel actionnaire majoritaire.

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